
Dans un article paru dans « focus mediterraneo », Marco Baratto, essayiste italien, auteur du livre « Le défi de l’Islam en Italie », révèle les secrets de cette relation privilégiée que le Maroc et le Saint-Siège ont su tisser et entretenir au fil des siècles. Voici in extenso la traduction de l’article.
Par: Marco BARATTO ★
L’Église catholique vient d’élire Léon XIV, qui a déclaré vouloir s’inspirer du pape Léon XIII , pour cette raison et en l’honneur du nouveau pape, j’ai voulu dédier ce morceau d’histoire. En 1888, le monde catholique célébrait un événement d’une grande solennité : le Jubilé sacerdotal du pape Léon XIII, cinquantième anniversaire de son ordination sacerdotale. Le pontife, sur le trône de Pierre depuis 1878, était devenu un point de référence non seulement spirituellement mais aussi politiquement au niveau mondial. Les célébrations de ce jubilé ne se sont pas limitées à la sphère strictement ecclésiastique ou européenne : elles ont également impliqué, de manière extraordinaire, des pays de religions différentes. Parmi celles-ci, la présence officielle du Maroc s’est distinguée, seule nation africaine et musulmane à participer activement, en envoyant sa propre délégation diplomatique à Rome.
Le geste du sultan marocain Mouley Hassan Ier revêtait une portée symbolique et politique considérable. Il ne s’agissait pas seulement d’un acte de courtoisie diplomatique, mais d’un signe tangible de respect et de désir de dialogue entre deux mondes souvent considérés comme opposés : l’islam et le chrétien. L’ambassade du Maroc, composée d’éminentes personnalités de la cour chérifienne, s’est rendue à Rome avec une mission bien précise : transmettre personnellement au Pape les vœux et les cadeaux de leur souverain, témoignant de l’amitié entre le Royaume du Maroc et l’Église catholique. L’ambassade était dirigée par Son Excellence Mohamed Ben el Arbi El-Torres, le premier ambassadeur, un homme de grande stature diplomatique et de grande culture. À côté de lui, en tant que deuxième ambassadeur, se trouvait Ben-Ahmed El-Rifi. La mission fut complétée par Ahmed El-Querdudi, en tant que secrétaire, et son fils Mohamed, ainsi que par deux Kaid-el-mia : Mohamed Ben Abd-el-Jalak et Haj Ahmed Taitai.
Leur présence à Rome a suscité un grand intérêt et un grand respect, non seulement pour le geste officiel mais aussi pour l’élégance et la dignité avec lesquelles ils ont accompli leur mission. Les cadeaux que l’ambassade a apportés au pontife étaient nombreux et de grande valeur, soigneusement choisis pour représenter la richesse de la tradition artisanale marocaine. Il s’agissait de véritables trésors de l’artisanat marocain, offerts non seulement comme symbole d’hommage, mais aussi comme moyen d’expression culturelle. Les cadeaux comprenaient : De nombreux tapis fins, riches en couleurs et en motifs géométriques traditionnels, fruit du tissage berbère ; Un nombre considérable de tissus fins, typiques du Maroc, dont certains étaient de véritables œuvres d’art, avec des entrelacs de fils d’or ; Les ceintures en soie et en or, comme celles portées par les dames marocaines, témoignent du raffinement des vêtements de cour des femmes ; Coussins brodés d’or, de différentes tailles, également décorés de motifs élaborés et précieux ; Babouches marocaines finement décorées à la main, symbole de l’élégance orientale ; Deux bracelets en or sertis de rubis et d’émeraudes, reflétant le savoir-faire des orfèvres marocains ; Un fermoir de burnous (manteau traditionnel) en or, orné de pierres précieuses de diverses sortes.
Le point culminant de la visite a été l’échange de discours entre l’ambassadeur El-Torres et le pape Léon XIII, un dialogue rempli de déférence, de diplomatie et d’espoir. Le discours de l’ambassadeur s’est ouvert par une formule solennelle d’invocation divine : « L’Auguste Souverain du Maroc, notre Seigneur, que Dieu le favorise, m’a envoyé comme Ambassadeur auprès de Votre Très Excellente Dignité » . De là, il a exprimé les félicitations du Sultan à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ordination sacerdotale du Pape, reconnaissant que tous les peuples du monde – Europe, Asie, Amérique – avaient participé à cet événement.
Le Sultan, a-t-on souligné, a souhaité « cimenter l’amitié » avec le Pape « sur des bases solides » , conscient de l’influence spirituelle et morale du Pontife et de son travail pour la paix et la justice. L’ambassadeur a ensuite rappelé les relations historiques entre le Maroc et les religieux franciscains, traditionnellement présents sur le territoire marocain, exprimant la volonté du Sultan de renouveler, renforcer et consolider cette amitié.
Pour sceller le message, El-Torres a remis une lettre chérifienne officielle, dans laquelle il exprimait l’espoir que le bonheur du pape soit aussi celui du sultan, et vice-versa, dans une vision partagée du bien universel.
La réponse du pape Léon XIII fut chaleureuse, respectueuse et profondément significative. Il a accueilli la lettre du Sultan avec « la plus haute considération » et a déclaré qu’il l’avait reçue avec « jubilation » en signe de courtoisie et de déférence. Il reconnut ouvertement la valeur du geste du Sultan, qui s’était distingué parmi les dirigeants du peuple en voulant établir l’amitié avec le Saint-Siège. Le Pontife a ensuite exprimé sa profonde satisfaction de la présence d’un membre de l’Ordre franciscain parmi l’ambassade, rappelant comment cet Ordre avait toujours choisi l’Afrique – et en particulier le Maroc – comme l’un des principaux champs de sa mission. Il a exprimé sa gratitude pour les paroles adressées à ces hommes religieux et a déclaré qu’il était certain qu’ils se montreraient dignes de la bienveillance et de la protection de Sa Majesté.
En conclusion, Léon XIII exprima ses vœux de santé et de gloire au Sultan, rappelant les paroles du grand Grégoire VII, qui, des siècles auparavant, avait entretenu des relations pacifiques avec Azir, roi de Mauritanie. Le Jubilé sacerdotal de Léon XIII, enrichi par cette extraordinaire rencontre interculturelle, est devenu un exemple concret de diplomatie religieuse, capable de surmonter les barrières géographiques et spirituelles. L’ambassade du Maroc a représenté non seulement un geste d’amitié, mais aussi un message universel : la possibilité de coopération entre différentes confessions, dans l’horizon commun du respect, de la paix et du bien de l’humanité.
Note historique : il faut rappeler qu’en 1888 l’Italie n’avait pas encore de relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Après la prise de Rome en 1870, les relations entre le Royaume d’Italie et la Papauté furent sérieusement compromises, et le climat politique fut marqué par un fort anticléricalisme. Dans ce contexte, de nombreux journaux catholiques italiens ont souligné avec une ironie amère comment l’ambassadeur musulman du Maroc avait montré plus de respect et de dignité envers le pape que de nombreux hommes politiques italiens de l’époque, qui attaquaient souvent publiquement le pontife. Cela a encore renforcé l’écho moral et politique de l’initiative marocaine, faisant du geste du Sultan un symbole de civilisation et de dialogue qui transcendait les barrières religieuses.
★Marco Baratto, essayiste italien, auteur du livre « Le défi de l’Islam en Italie »