Affaire Sofia Benlemmane: Le pouvoir de l’ignorance…

Paris: Zakia Laaroussi 

Nous vivons une époque où les rôles se confondent et où les valeurs se délitent. La renommée, naguère fruit du savoir ou de la création, devient aujourd’hui le prix que l’on accorde à l’ignorance ostentatoire et à l’émotion brute, vidée de toute substance. Ce n’est pas un événement en particulier qui marque ce tournant, mais la manière dont il révèle la profondeur du naufrage intellectuel et moral dans lequel sombre notre conscience collective.

À l’ère du « verbe débridé », il suffit d’un téléphone, d’une caméra et d’un ton outrancier pour acquérir une audience, une influence, un ancrage – hélas – dans l’imaginaire social. Nous ne vivons plus dans un monde façonné par des penseurs ou des porteurs de vision, mais dans un univers saturé de cris stridents, de vulgarité décomplexée et de diffusions en direct d’une ignorance triomphante.

L’affaire de Sofia Benlemmane, cette influenceuse condamnée par la justice française pour menaces de mort et incitation à la haine, n’est en rien un cas isolé. Elle est le miroir brutal d’une dérive collective : lorsque l’ignorance passionnelle épouse les plateformes numériques et se voit octroyer la souveraineté de la parole dans un espace déserté par la raison et les valeurs, régi uniquement par le nombre d’abonnés.

Une femme de 54 ans – non plus adolescente, mais censée être forte d’expérience – se transforme en vecteur d’injures, d’appels à la violence, d’insultes à l’égard du pays qui l’accueille, arborant son inculture comme d’autres arborent une arme. Elle n’est pas seule en faute. Le tort réside également dans un système moral défaillant qui l’a laissée croire que quelques centaines de milliers de « followers » lui conféraient une quelconque légitimité à proférer des menaces.

Le problème ne tient pas à la liberté, mais à sa compréhension, à ses limites, à son usage. Nous sommes en France, terre de droit, non en république d’arbitraire ni en jungle numérique. Lorsque la liberté se mue en chaos, que la parole devient projectile, que l’expression devient agression, l’intervention judiciaire n’est plus une atteinte aux droits : elle est une nécessité.

Ce procès n’est pas une simple brève judiciaire ; il est un signal d’alarme culturel et éthique. Lorsqu’une femme monte sur la scène numérique sans livre en main ni idée au cœur, mais vomit sur ses abonnés un flot de haine et de vulgarité, c’est que les plateformes sont devenues le refuge de ceux que le sens et la responsabilité ont désertés.

Qu’est-ce qui permet à une personne sans projet intellectuel, sans conduite civique, d’être qualifiée d’ »influenceuse » suivie par des foules ? La réponse est simple : des esprits égarés, vidés, qui absorbent la médiocrité comme une plaie suppure. Sa responsabilité n’est pas seule en cause : c’est celle d’une société qui acclame l’invective, qui confère l’autorité à celui qui vocifère, et la crédibilité à celui qui surfe sur les vagues plutôt qu’à celui qui les trace.

Ici, en France, où le droit prime sur les clameurs, il était impératif que la justice tranche. Mais le traitement ne peut être judiciaire uniquement. Il doit être aussi intellectuel, culturel, éducatif. La vraie question est : qui leur donne ce pouvoir ? Qui relaie leurs messages ? Qui promeut leurs vidéos ? C’est une responsabilité collective. Celle d’un monde qui a cédé à la fascination du chiffre au point de croire que l’influence est un gage d’intelligence.

Non, toute personne médiatisée n’est pas penseur.
Non, toute plateforme n’est pas tribune.
Et non, on ne bâtit pas une société sur les injures et les incitations à la haine.

Il est temps de redéfinir ce qu’est l’influence. De reprendre ces espaces à ceux qui les ont dénaturés. De rendre à la parole sa dignité : non pas un glaive, mais un outil de construction. Ce que nous vivons n’est pas une simple errance individuelle, mais un symptôme aigu d’une pollution culturelle qui, si nous ne la combattons pas, ne laissera derrière elle que cendres.

Et le pire ? Que l’ignorance, lorsqu’elle s’allie à l’intérêt personnel, nourrie par la colère et le fanatisme, engendre une forme de despotisme aussi dangereuse que toute tyrannie politique : le despotisme de l’ignorance à l’heure des libertés.

Mais le péril suprême ne réside pas en Sofia elle-même. Il est chez ceux qui la suivent, l’applaudissent, relaient ses vidéos, et croient à cette illusion pernicieuse que « tout influenceur est penseur », que le nombre de vues équivaut à la valeur.

Nous assistons à l’ascension d’influenceurs devenus juges, prêcheurs, enseignants, falsificateurs – sans savoir, sans conscience, sans éthique. La plateforme s’est muée en chaire, la caméra en fatwa, le direct en lente dévastation des esprits.

Quel impact voulons-nous vraiment ? Quel avenir construisons-nous lorsque l’ignorance devient vedette ?

Les sociétés ne s’effondrent pas seulement par la guerre, mais s’écroulent aussi lorsqu’elles abandonnent leur intelligence à ceux qui en sont dépourvus, leur parole à ceux qui n’ont pas de scrupules, et lorsqu’elles confondent l’invective avec le courage, la menace avec l’engagement, le tumulte avec la liberté.

Il est temps de dire, sans détour : ça suffit.
Assez de complaisance envers l’ignorance.
Assez de tolérance envers les discours de haine.
Assez de cette croyance absurde que posséder une plateforme confère une quelconque légitimité.

L’extinction ne frappe pas que les espèces : elle guette aussi les valeurs.
Et si nous ne lançons pas une contre-révolution de la pensée contre la médiocrité, contre ceux qui font du venin une opinion, de la haine une marque, nous finirons livrés à une génération qui ne réfléchit plus, mais imite ; ne dialogue plus, mais hurle ; ne conteste plus, mais attaque.

Nous ne sommes pas les ennemis de la liberté d’expression.
Nous sommes les adversaires déclarés de la liberté de destruction.

Car l’influence véritable n’est pas celle qui titille les pulsions,
mais celle qui éveille les esprits.
Ce n’est pas celle qui hurle,
mais celle qui élève la conscience.

Le reste ? Des phénomènes sociaux voués… à disparaître.
Mais resterons-nous spectateurs de cette extinction du sens ?
Ou choisirons-nous d’allumer les flambeaux de la raison et d’entrer en résistance ?

Le choix nous appartient encore… pour un temps.