Par: Samia Mejrade
La Cour Constitutionnelle a rendu sa décision le 12 mars 2025 (Décision n° 251/25) concernant la conformité de la loi organique n° 97-15 fixant les conditions d’exercice du droit de grève. Adoptée après un long processus législatif débuté en 2016, cette loi encadre un droit constitutionnel tout en préservant l’équilibre avec d’autres impératifs nationaux. Voici les points clés à retenir.
Les piliers essentiels de la loi organique n° 97-15
Protection des grévistes et procédures encadrées
La loi organique n° 97-15 repose sur plusieurs piliers essentiels. Elle protège les grévistes en interdisant les licenciements abusifs (article 6) et en garantissant les salaires des employés non-grévistes (article 9). Elle encadre également les procédures à suivre, notamment l’obligation d’un préavis de 10 jours et d’une notification écrite à l’employeur (articles 13 à 15). En l’absence de syndicat représentatif, des « comités de grève » peuvent être désignés pour organiser le mouvement (article 11).
Les réserves de la Cour Constitutionnelle
Une avancée significative, mais des questions pratiques
Équilibre fragile entre droits et restrictions
La décision de la Cour Constitutionnelle marque une avancée significative dans l’encadrement du droit de grève au Maroc, en cherchant à concilier les droits des travailleurs avec les impératifs de l’intérêt général. Cependant, bien que la loi organique n° 97-15 soit globalement conforme à la Constitution, certaines réserves de la Cour soulèvent des questions pratiques. Par exemple, la qualification de «grève illicite» (article 5) et les modalités de vote en l’absence de syndicat (article 12) pourraient, si elles ne sont pas appliquées avec rigueur, limiter abusivement l’exercice de ce droit. Par ailleurs, la suspension de la grève en cas de crise nationale (article 19), bien qu’encadrée, pourrait être perçue comme une porte ouverte à des restrictions excessives.
Un équilibre prometteur, mais des défis d’application
Vigilance requise face aux risques d’abus
Toutefois, la loi organique n° 97-15 marque une avancée notable dans l’équilibre entre le droit de grève et les impératifs d’intérêt général, renforçant la sécurité juridique des travailleurs tout en protégeant les services publics essentiels. Son efficacité réelle dépendra de son application concrète : la désignation des «comités de grève» en l’absence de syndicat pourrait, par exemple, soulever des défis pratiques quant à leur légitimité et leur représentativité. De même, le pouvoir accordé au Chef du Gouvernement de suspendre une grève en cas de « crise nationale grave», bien qu’encadré par le contrôle judiciaire, nécessitera une vigilance accrue pour éviter tout abus ou interprétation extensive.
Des lacunes qui menacent l’universalité du droit
Exclusion des non-salariés et rigidités procédurales
Cependant, plusieurs lacunes fragilisent cet équilibre. La définition restrictive de la grève, limitée à un « arrêt collectif et concerté du travail pour défendre des droits socio-économiques directs des salariés » (Art. 2), exclut les travailleurs non salariés et interdit les grèves à «objectifs politiques», une notion floue pouvant criminaliser des mouvements contestataires. Les conditions d’exercice du droit de grève, notamment les délais excessifs (30 jours de préavis et 15 jours de notification) et la représentativité syndicale restrictive, rendent l’accès à ce droit difficile pour les salariés des PME ou des zones peu syndiquées. L’exclusion des grèves sans syndicat, avec un quorum de 75 % pour élire un comité de grève (Art. 11), prive de facto les travailleurs non syndiqués de ce droit.
Sanctions disproportionnées : un frein aux libertés
Dissuasion financière et risques de paralysie
Les sanctions pénales disproportionnées constituent un autre écueil. Des amendes jusqu’à 50 000 DH pour occupation des lieux de travail ou entrave à la liberté de travail dissuadent les salariés modestes et menacent les libertés d’expression et de rassemblement. Enfin, le pouvoir du Chef du Gouvernement de suspendre une grève en cas de «crise nationale grave» (Art. 28) risquent de paralyser l’exercice du droit de grève dans des secteurs stratégiques.
Grève vs rassemblements publics : deux logiques légales distinctes
Droit social vs encadrement sécuritaire
Le droit de grève, garanti par l’article 29 de la Constitution marocaine, vise spécifiquement à protéger les revendications socio-économiques des travailleurs, avec des règles propres (préavis, services minimaux, interdiction des licenciements abusifs). En revanche, les rassemblements publics relèvent d’un cadre légal distinct (Dahir de 1958 modifié), soumis à un contrôle administratif strict pour préserver la sécurité publique. Alors que la grève est un outil de négociation collective lié au monde du travail, les rassemblements publics concernent l’expression citoyenne ou politique, illustrant deux logiques légales coexistantes mais distinctes.
Un équilibre constitutionnel à consolider
Entre progrès juridique et vigilance démocratique
Bien que la loi réponde à un besoin d’encadrement, ses lacunes fragilisent l’équilibre constitutionnel, risquant de limiter abusivement l’universalité du droit de grève et de créer une insécurité juridique. Néanmoins, elle représente une étape importante vers une meilleure protection des droits socio-économiques, à condition que son application soit équilibrée et transparente. Un dialogue social continu et une collaboration entre l’État, les employeurs et les syndicats seront essentiels pour concrétiser son esprit progressiste et concilier droits fondamentaux et stabilité nationale.