Par: Mohammed EL QANDIL *
J’ai toujours tenu Choukri en estime…
Cet homme qui se donnait à lire comme un être marginal, asocial, presque un paria de la société, est parvenu à s’élever au-delà de cette image pour nous imposer une autre beaucoup plus grave, beaucoup plus sérieuse : celle d’un écrivain.
Mais qu’est-ce qu’un écrivain ?
La question est vite posée quand il s’agit de parler de quelqu’un qui entretient un commerce assidu avec les mots. Qui en fait son linceul et sa demeure. Pourtant, rien n’est plus difficile que de s’approcher de ce qui se trame à l’ombre, à l’abri de la lumière commune, par delà la main qui écrit et le corps qui gesticule. « Je n’ai jamais vu ma main écrire » nous avoue Pasqual Quignard.
Oui la question nous échappe presque. A force de candeur peut-être. De méconnaissance !
Car dans le cas de Choukri, la figure de l’écrivain est élevée au rang d’un sacerdoce – un peu à la manière d’Emily Brönte – rare et exigeant, loyal, ferme envers les êtres et les choses, nu, de cette nudité qui renonce à tout, se joue de tout, mais ouvre la porte au vent qui passe et rafraîchit la mémoire de l’écriture. Les ruelles de Tanger, cette ville à laquelle il a marié son nom et sa posture, les portes des maisons engouffrées dans un coin, les pots de rose ou de plantes au seuil des entrées, l’architecture andalouse dont il admirait les lignes et les arcades, les terrasses des cafés…constituent pour lui un objet de contemplation esthétique, une aventure dont les méandres demeurent à portée des mains qui fouinent partout et ne récusent rien.
Dans son Pain Nu, celui-là même qui se mange-démange difficilement, Choukri crie au toit du texte, dans ses abords et au centre. Sa voix, forte et tranchante, dénonce et accuse, coule doucereuse et séduisante, hèle et attend. Sa voix, celle d’un maquisard des combats perdus, – suivant en cela ses pairs et amis Genet, Bowles, William Burroughs…-, se dresse fière et noble : ce que Mohammed a vu, entendu, désiré, couvé au milieu du jour ou de la nuit, ne cessera jamais de nous hanter, nous ses lecteurs, dont la compassion, la révolte face à ce qu’il décrit, remonte dans notre gorge, comme un feu inatteignable.
Cette voix, désormais, nous habite comme un souvenir cuisant. Elle est celle du père ignare, du petit frère qui pleure, de la mère qui implore pitié. Celle des passants contrebandiers, des enfants de la rue, des espagnoles-filles de trottoir, des déceptions qui marquent le retard de la vie sur la vie… de l’avenir, enfin, dans un pays, figé dans la main d’un enfant.
Ce texte, faut-il le rappeler ?, n’est ni moral ni amoral. Il est esthétique. Au sens où l’esthétique, quelque part miroitement d’une beauté, dépasse les catégories existantes, normées et classées, pour ouvrir la voie au surgissement nouveau. Au sens où les mots, récusant les artifices du langage, les métaphores de circonstances, les images lénifiantes, ont su présenter un monde vierge, inaccoutumé, rebelle et choquant à plus d’égards.
Ce texte atypique, inclassable, voguant dans un espace où l’intime rejoint l’extime, faisant fi d’une écriture en mal de muse, a fini par marquer l’Histoire.
Pour une fois, la littérature marocaine d’expression arabe a doublé elle-même !
J’ai toujours tenu Choukri en estime…
Cet homme qui est parti de rien, ne possédant rien, sans prétention aucune, n’est-il pas arrivé à affirmer que « Rien n’est plus réel que le Rien » selon l’admirable mot de Heidegger ?
* Poète, chercheur en littérature et arts plastiques/ Inspecteur pédagogique