Chronique philosophique. P comme Passion ou le droit de revendiquer la passion – 4ème partie et fin – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

Comment déterminer une bonne passion d’une mauvaise dans la mesure où, à l’intérieur même d’une passion se trouve du bon et mauvais ; l’artiste, délaissant sa famille peut créer une œuvre extraordinaire, les guerres peuvent résoudre des problèmes humains. Il serait plus juste de se demander alors si dans la passion de l’argent pour l’avare ou dans celle de la justice pour le héros « une même passion est à l’œuvre ». Si on considère la passion comme un phénomène, si on ne la définit pas par des exemples, des contenus, des descriptions trop spécifiques, il peut s’agir effectivement d’une même passion, comme le dit G. W. F. Hegel[2]. En effet, la passion, comme la nôtre, ne peut se définir par une qualité particulière, par un contenu car « il est tellement sûr avec la volonté de l’homme qu’il en constitue toute la détermination et en est inséparable ».

Chaque passion est un cas particulier, et comme l’a souligné à juste titre F. Nietzsche[3] dans Crépuscule des idoles, il interdit la passion, refuse sa revendication simplement parce qu’elle peut être nocive, parce qu’elle étouffe le sujet dans sa subjectivité et est une réaction -propre à l’église- complètement aberrante. Interdire le sujet de vivre ses passions, de mettre à jour ses désirs est pire que de le laisser se perdre quelques temps dans une logique fausse, dans des illusions. Car de toutes façons, les passions ne sont pas éternelles, elles s’usent avec le temps. Pour F. Nietzsche, il s’agit non pas de détruire la passion mais de « la spiritualiser ». C’est en allant dans ce sens que l’on découvre à quel point la passion qui peut sembler basse car elle avilit l’homme, le réduit à l’état de dépendance peut devenir riche d’enseignement. Dans cet extrait, « La morale contre nature », F. Nietzsche n’explique pas comment cette « spiritualisation » peut se faire. Il me semble que la thèse développée par Spinoza dans « l’Ethique » est la plus cohérente.

Afin de saisir la thèse de B. Spinoza sur la passion, il me semble indispensable de comprendre sa notion du désir et ce qu’il désigne par « Conatus ». Pour lui, chaque chose vivante se caractérise par son instinct de conservation, par une force qui le pousse à lutter pour se maintenir en vie et qu’il nomme « conatus ». Chez l’homme, le conatus est différent de celui de l’animal dans la mesure où seul l’homme est conscient de cette force qui lui permet de se conserver et de ce dont il a besoin pour l’alimenter. Ce désir permet à l’homme d’affirmer son existence et de produire des jugements et des actions quand il se rapporte à l’âme et au corps. Aussi, le désir est ce qui suscite en l’homme son comportement et sa réflexion, c’est lui qui juge, et cela dans un sens bien précis : « persévérer dans son existence » ; les choses sont bonnes parce que je les désire, autrement dit parce qu’elles correspondent à la puissance dont j’ai besoin pour produire des actions et des pensées positives. Ainsi, le désir est toujours premier, c’est lui qui juge et qui détermine si les choses peuvent être efficaces et bénéfiques : « j’entends donc par le mot désir tous les efforts, impulsions, appétits de l’homme, lesquels varient suivant la disposition variable d’un même homme ». Cette variation dépend des choses ou des êtres extérieurs avec lesquels le sujet est en contact, et si les actions du sujet sont entièrement dues à ces causes extérieures, alors il se retrouve victime des passions. Il ne réfléchit plus clairement, il ne se détermine que par rapport à ce qui le passionne, il devient dépendant. Comme nous l’avons vu précédemment, la passion peut diminuer l’action et comme le corps est lié à l’âme, elle diminue également la force de la réflexion. Mais B. Spinoza reconnaît également que la passion peut fortifier l’action -et par conséquent la réflexion-, qui, au contraire de la tristesse débouche sur la joie. Mais quelles qu’en soient les conséquences sur le sujet, il reste toujours dépendant de la passion, il n’est plus maître de ses pensées et de ses jugements. Il ne comprend jamais ni moi-même, ni sa passion et ne peut donc savoir si elle l’aide dans la persévérance de son être. Le passionné est toujours « passif ». Alors, B. Spinoza en vient à opposer à la passion « d’autres affections de joie et de désir qui se rapportent à nous en tant que nous sommes actifs ».

Quand nous sommes actifs, nous possédons des idées adéquates, c’est-à-dire que nous sommes en pleine possession de notre jugement, que nous pouvons déterminer des justes valeurs aux choses, extérieures et donc nous pouvons persévérer au plus haut point de l’existence. Tandis que sous l’influence de la passion, même si nous pouvons persévérer, nous ne pouvons jamais dépasser une certaine limite car nous n’avons aucune connaissance vraie de nous et de ce qui nous arrive. Autrement dit, c’est en étant guidés par nos désirs et non par les choses extérieures, lorsque nous les comprenons que nous pouvons être en pleine possession de puissance et que nous pouvons atteindre la vertu.

Le conatus est donc, pour tout être vivant « l’effort de persévérer dans l’être », tandis que pour l’homme, il est un peu plus que cela, il est « l’effort pour comprendre ». Par la connaissance, il se désillusionne, il n’est plus en état de béatitude, il atteint l’état de vertu car il ne dépend plus des choses extérieures ; il persévère dans son être selon ce qu’il est, selon sa nature, il est en quelques sortes, libéré. « L’ignorant ne possède jamais le vrai contentement intérieur, il est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse d’être. Le sage, au contraire, ne connaît guère le double intérieur, mais ayant par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement.

Ainsi Spinoza n’est pas contre la revendication de la passion, il reconnait qu’elle peut même accélérer l’activité et la pensée mais par les illusions qu’elle engendre, elle ne peut être un chemin vers la vertu. Il ne faut pas détruire la passion, il faut la comprendre, c’est différent. L’idéal du Conatus de Spinoza parais utopique dans la mesure où la vertu parait hors de portée, mais comme il le dit lui-même : « si la voie que j’ai montrée qui y conduit, paraît extrêmement ardue, encore y peut-on entrer (…) comment serait-il possible si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grande peine, qu’il fut négligé par presque tous ? ».

Ainsi, si nous nous étions arrêtés à considérer la passion comme étant une sorte de maladie ou de folie, il est certain que nous n’aurions pu la revendiquer. De même que, si nous avions considéré exclusivement ses aspects positifs nous aurions choisi d’ignorer la logique délirante, la dépendance dans lesquelles le sujet se trouve plongé.

Mais, que la passion soit positive ou négative, le sujet est toujours dans l’ignorance. Le seul moyen qu’il possède pour s’en sortir est de se désillusionner non pas pour devenir haineux et découvrant qu’il s’est trompé, mais pour comprendre et progresser dans son être. Ainsi, B. Spinoza conçoit la passion comme étant une étape de la vie à dépasser. Il apparaît donc nécessaire de vivre la passion : Il faut revendiquer un droit à la passion.

En d’autres termes, l’articulation des problèmes de l’existence est passion, et même la réponse rationnelle relève de cette passionnalité-là à laquelle nul Homme n’échappe, y compris lorsqu’il affiche le contraire pour faire croire qu’il serait la voix d’une raison désincarnée.

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie:

[1] Paris 1986.

[2] Georg Wilhem Friedrich Hegel (1770-1831), philosophe allemand.

[3] F. Nietzsche (1844-1900)