Par Nasser-Edine Boucheqif*
La raison conduit à voir les choses d’une autre manière, voir les choses du point de vue de la nécessité et non plus du point de vue de l’imagination et du hasard des rencontres. L’âme devient « également affectée, que l’idée soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente »[2]. La raison conçoit toutes les choses sur le même plan, qu’elles soient présentes, passées ou futures. L’imagination, elle, distingue les choses et elle attache plus d’importance aux choses présentes parce qu’ « un affect dont nous imaginons que la cause est présente est plus fort que si nous imaginons que cette cause fait défaut. »[3]. La démonstration de cette même proposition définit la connaissance rationnelle par le fait de considérer les choses comme nécessaires et sous une certaine dimension d’éternité : « Tout ce que l’âme conçoit conduite par la Raison, elle le conçoit comme possédant une même sorte d’éternité ou de nécessité (…), et elle est, en le concevant, affectée de la même certitude[4]. ». Du point de vue de la raison, l’idée d’une chose contingente est une absurdité, elle ne peut être et ne pas être dans le même temps. La raison explique les choses par leur nature et non par leur présence, qui ne suit pas de leur essence et « Dans cette infinie aporie de l’existence, il arrive évidement à l’homme de passer du coup de foudre à un coup de folie[5]. »
Vue sous cet angle, la passion, allant à l’encontre de la nature de l’homme, le réduisant à la dépendance, à la l’illusion, à la folie, ne devrait être revendiquée.
En effet, cela ne représenterait aucun sens. Comment pourrait-on revendiquer un droit à la folie ? Mais même si le caractère excessif de la passion ne peut être nié puisque c’est ce qui le définit, peut-on pour autant dire qu’elle est forcément mauvaise ? N’est-elle pas le fruit d’une action intensive ? Ne peut-elle jamais aboutir à quelque chose de positif qui, donc, s’éloignerait de la folie première ?
Si on considère que la passion est un état pathologique, une sorte de maladie ou de folie, cela nous pousse à croire qu’aucun élément extérieur, qu’aucune personne, n’est digne de susciter cet intérêt excessif.
Ainsi la passion n’est vue que sous une forme délirante de la raison et même quand elle donne au sujet de l’intelligence et de la logique, elles sont toujours considérées comme fausses et illusoires.
On est alors forcément amené à penser que personne ne possède des qualités exceptionnelles susceptibles d’engendrer l’admiration, la passion, qu’aucune cause morale n’est digne de réveiller chez le passionné un intérêt tellement puissant qu’il s’y jettera corps et âme, que rien, ni lui, ni personne ne peut justifier cette tendance excessive qui vise à utiliser toutes les forces et son être en une seule et unique direction. Tout serait alors médiocre, engendrerait un comportement « raisonnable ».
Comme nous l’avons vu, les qualités attribuées à l’objet qui suscite la passion ne sont pas les véritables qualités de l’objet, elles sont modifiées, embellies par le passionné. Mais cela n’est vrai que dans la mesure où le passionné ramène à lui l’objet, ne le considère pas indépendamment de lui-même, qu’il s’y projette, qu’il tente d’y faire ressurgir son propre passé, avec lequel il le compare sans s’en rendre compte.
À cette passion passive, F. Alquié oppose la passion active qui entraîne le sujet à accomplir ses désirs dans le futur, elle n’est plus un retour sur lui-même. Il s’agit là d’un amour authentique pour la personne qui suscite la passion et le sujet élabore alors des projets d’avenir et la personne aimée est considérée dans sa valeur propre.
« L’amour actif suppose au contraire l’oubli de soi, il implique l’effort pour améliorer l’avenir de celui qu’on aime » si les forces mises en activité par le passionné sont productives et efficaces. Il est vrai que le sujet voit ici la réalisation de son bonheur dans le futur qui est incertain pour tout le monde. Mais disons que le passionné envoûté par un tel désir d’accéder à ce bonheur, mettra tout en œuvre pour y parvenir et aura, par là-même plus de chances de le voir s’accomplir. Tandis que l’homme qui n’obéit qu’à sa propre raison comme le veut E. Kant est amené à refuser d’attacher les valeurs aux causes extérieures dans la mesure où elles pourraient réveiller la sensibilité. Il rend alors l’action vide de sens car il considère qu’elle ne peut aboutir puisqu’elle est motivée par des causes extérieures n’obéissant pas à sa raison.
Pourtant, comme le dit J-J. Rousseau[6] « La froide raison n’a jamais rien fait d’illustre » et c’est dans ce sens que E. Degas revendique un droit à la passion en affirmant que « rien de grand ne s’est fait sans passion. » Il est vrai que le caractère sélectif de la passion entraîne un engagement total du sujet, mais, contrairement à ce que pense E. Kant, l’intelligence ne s’en trouve pas diminuée, au contraire, chez l’artiste par exemple, elle s’en trouvera fortifiée car elle l’entraîne à poursuivre son œuvre au-delà de tous les obstacles qu’il rencontre. Sa volonté se développe, s’amplifie car toute son énergie est mobilisée dans une direction unique, elle donne un sens à sa vie, elle l’unifie, tandis qu’une énergie destructrice dans une multitude d’entreprises n’aboutit à aucune création, elle est tout simplement gaspillée.
Mais il est certain que E. Kant, en dénonçant le côté pathologique de la passion et que Degas, en mettant en valeur son côté efficace, ne parlent pas le même langage.
Ils ne parlent pas de la même passion. Pour l’un il s’agit de la passion qui avilit l’homme, tandis que chez l’autre, il s’agit de la foi qui peut même, comme le dit Hegel, contribuer à l’intérêt universel. Or, le fait de mettre une limite à la passion, de considérer que certaines sont bonnes tandis que d’autres sont mauvaises ne résout pas le problème de savoir si on doit revendiquer un droit à la passion en tant qu’elle est passion mais nous pousse à dire qu’on doit revendiquer un droit pour certaines passions et non pour d’autres. Cela n’a pas de sens ; sur quels critère se fonder ?
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Paris 1986.
[2] Ethique IV
[3] Idem.
[4] Spinoza.
[5] Nasser-Edine Boucheqif : Aphorismes. Coll. Pensées en Mouvement.
[6] Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), écrivain, philosophe et musicien né à Genève en Suisse et mort en France.