Chronique philosophique. P comme Passion ou le droit de revendiquer la passion – 2ème partie – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

La passion vue sous cet angle nous prête à penser qu’il s’agit d‘une sorte de folie puisqu’elle éloigne le passionné de la raison, le rend aveugle, lui apporte une logique indémontable mais qui n’est fondée sur aucune preuve véritable. Elle est alors condamnée par E. Kant[2] qui y voit une Victoire du pur sensible sur le rationnel, et chez les Stoïciens elle correspond à une maladie de l’âme.

  1. Alquié[3] développe l’idée selon laquelle la passion est négative en l’assimilant à un désir de retour à notre propre passé, donc à nous-mêmes. C’est ce qu’il nomme « la passion passive». Selon l’auteur, dans la passion passive, l’amant est passionné par une femme parce qu’il y trouve son propre passé, il y attache une valeur, un symbole. Il y recherche de façon inconsciente un souvenir qui l’a marqué, niant par là-même, l’essence de l’être aimé. Ici ce n’est pas la femme que le sujet aime mais lui-même puisqu’il s’y projette.
  2. Descartes reconnait avoir été victime de ce genre de passion. Dans son enfance, il était tombé amoureux d’une fille qui louchait un peu et se sentait attiré par d’autres personnes atteintes du même mal. Il s’illusionnait ainsi, sans être conscient qu’il tentait de retrouver dans ces autres personnes le souvenir de son enfance.

Les passions passives sont selon F. Alquié, toujours négatives, elles n’aboutissent nulle part car le sujet, parti à la recherche d’un souvenir enfoui les renouvelle indéfiniment : « La volonté d’accéder à tout prix à une situation sociale ne pourra jamais être satisfaite si elle exprime seulement le désespoir d’une humiliation subie autrefois et dont la trace ne sera pas effacée puisqu’elle demeure enfouie dans l’inconscient [4]».

  1. Spinoza voit dans la Passion, une barrière à nos désirs, l’effondrement de notre puissance d’agir. Elle est due à des causes extérieures, appelées « causes inadéquates» et entraîne chez le sujet un affaiblissement physique et moral, la tristesse qui donne naissance à la haine.

Le sujet est alors complètement dépendant de sa passion, envahi pas des idées confuses. Pour B. Spinoza[5], il s’agit de délivrer l’homme de la passion car elle le rend passif, elle l’empêche de penser et d’agir. La société ne devient viable qu’à condition qu’un principe d’ordre, donc de rationalité, vienne rompre le cercle du mécanisme passionnel.

En somme, disons que l’établissement des sociétés civiles dépend du développement de la raison qui a un rôle déterminant, distinct de celui des passions mais complémentaires: « Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours nécessairement en nature ». [6].

Spinoza semble réduire le problème du transfert à une forme de dépendance passionnelle. Le transfert est transfert d’affects, les hommes partagent mécaniquement leur joie et leur tristesse parce qu’ils les éprouvent eux-mêmes par imitation. Ce flux continu s’opère à travers le filtre de l’imagination et de façon tout à fait irrationnelle, irrationnelle et difficilement contrôlable.

« L’amour et le désir peuvent avoir de l’excès »[7], ces désirs sont corrompus par des attachements obsessionnels et exclusifs qui les dévient de leur expression naturelle qui est celle du conatus. Ce sont des espèces de délires détachés du réel, mécanisme avilissant et servile.

Au contraire, un désir qui tire son origine de la raison se produit « en nous en tant que nous agissons »[8]. Il ne s‘agit pas tant d’agir, d’accomplir une action mais c’est agir dans le sens d’une disposition active qui exprime au maximum la puissance du conatus. Agir librement, c’est agir selon les seules lois de sa nature. Or, nous ne pouvons concevoir que « la nature humaine, considérée en elle seule, pourrait s’excéder elle-même, autrement dit, pourrait plus qu’elle ne peut, ce qui est une contradiction manifeste »[9]. Il faut comprendre que le désir pris en lui-même n’a rien d’excessif et de condamnable. Il ne le devient que par l’intervention d’une cause extérieure dont la force surpasse les autres parties du corps affecté. C’est ce que B. Spinoza avait déjà dit dans la première définition des affects, d’une part le désir est considéré en lui-même, « absolument », d’autre part, il est orienté et déterminé en fonction des circonstances et des choses qu’il rencontre qui peuvent être, par accident, « cause de Joie de Tristesse ou de Désir »[10].

La raison ne fait rien d’autre que libérer toute la puissance d’agir corrélative du désir. Elle tend à éviter l’opposition avec les autres et avec soi-même parce qu’il « n’est point d’affection du Corps dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct ». Comprendre rationnellement les affects c’est les banaliser, les normaliser en faisant apparaître qu’ils sont soumis aux lois nécessaires de la nature même de l’âme, « il faut noter avant tout que c’est un seul et même appétit par lequel l’homme est dit également bien actif et passif « [11]. Le désir que chacun a de voir les autres vivre selon sa propre complexion est tantôt appelé Ambition, si cet appétit est une passion, tantôt Moralité si c’est une vertu, c’est à dire une action qui suit de ce que nous vivons sous le commandement de la raison. La seule puissance de l’âme est puissance de penser et de former des idées adéquates et l’intervention de la raison va dans le sens d’un perfectionnement de ses facultés désirantes.

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie: 

[1] Paris 1986.

[2] Emmanuel Kant (1724-1804), philosophe allemand.

[3] Ferdinand Alquié (1906-1985), philosophe français.

[4] Ferdinand Alquié.

[5] Baruch Spinoza (1632-1677) philosophe néerlandais d’origine séfarade portugaise.

[6] Ethique IV

[7] Idem.

[8] Ethique IV

[9] Ethique IV

[10] Ethique III

[11] Ethique V