Chronique philosophique. P comme Passion ou le droit de revendiquer la passion – 1ère partie – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

La passion, jugée par l’opinion commune, apparaît parfois bonne, parfois mauvaise, suscite l’admiration ou la colère. Mais, le philosophe, au lieu de la définir par des exemples la réfléchit avant tout comme étant une tendance excessive du sentiment ou de l’émotion. Elle est alors considérée comme anormale. Certes, la passion est un état exceptionnel et plutôt rare, mais peut-on pour autant dire que ce qui est exceptionnel est anormal, voire pathologique ?

La passion se rapproche du délire ou de la folie, mais comme dit E. Degas[2] « rien de grand ne s’est fait sans passion ».

Le fonctionnement aberrant de la passion, les effets qu’elle entraîne chez la personne, nous donnent à penser qu’elle se rapproche de la folie, car elle bâtit chez la Victime une logique délirante, elle l’entraîne vers l’illusion, lui apporte des préjugés, l’éloigne de la raison.

Toute l’attention du passionné est dirigée vers un seul objet –qui peut aussi bien être une personne qu’une idéologie- aveuglée par le jugement qu’elle porte sur cet objet, incapable d’aucun recul, la personne s’y implique complètement, elle y voit la réalisation de ses désirs, le but de sa vie. Elle est tellement persuadée que l’objet est réellement ce qu’elle en perçoit, ce qu’elle en pense, que la raison ne saurait la ramener à la réalité.

Ainsi, son attention devient exclusive, ses sentiments et sa volonté sont dirigés vers un but unique, toute sa personnalité s’en trouve bouleversée et toutes ses actions ne se réalisent qu’au nom d’une seule passion. La passion est donc une tendance excessive du désir, du sentiment, la personne qui s’en trouve animée se polarise complètement sur un seul et unique objet et en devient dépendant. On considère alors que l’objet, amplifié, idéalisé, n’est plus jugé par le sujet puisqu’il fait partie de lui-même.

Cette tendance abusive du passionné qui détourne la nature même de l’objet en l’idéalisant, qui se borne à n’en voir qu’un seul aspect et à amplifier cet aspect, est très bien rendu par Stendhal[3] dans De l’Amour par une image à laquelle il donne le nom de cristallisation. Cette image provient d’un phénomène observé dans les mines de sel gemme de Salzbourg ; l’homme y guette une branche d’arbre, et, la retrouvant trois mois après couverte de givre, lui découvre une beauté nouvelle.

Ainsi, l’objet le plus anodin, est, avec le temps, de plus en plus embelli par le passionné qui ne voit à la place du givre plus que des cristaux et des diamants que son imagination délirante a fixés, oubliant alors la nature même de l’objet car « la passion n’y parle jamais exactement son langage[4] ». 

Dans la cristallisation, H. B. Stendhal voit principalement deux phases, la première est une valorisation systématique- et donc illusoire- de la femme aimée qui est associée à tous les plaisirs, et la deuxième met en valeur une logique délirante du passionné, qui, amené à douter sur la réciprocité de l’amour qu’il porte à sa femme récuse son doute en se disant: « elle me donnerait des plaisirs qu’elle seule au monde peut me donner ».

  1. B. Stendhal se sert de la Cristallisation pour expliquer le fonctionnement de la passion amoureuse mais en mettant ainsi en relief la valorisation systématique et abusive de l’objet, nous sommes amenés à penser que cette « sur valorisation » est commune à toutes les passions.

Ainsi, la passion entraîne chez celui qui en est victime une impossibilité de raisonner et de prêter à l’objet une valeur juste, et, par conséquent, elle dérègle l’exercice de la raison.

  1. B. Stendhal observe que l’homme amoureux en vient à remplacer les défauts de la femme aimée par des qualités. C’est ainsi qu’un de ses amis passionnément amoureux admirait les mains de la femme alors qu’elles étaient marquées par la petite vérole. Puis, petit à petit, la peur de perdre l’objet aimé se transforme en une véritable obsession.

Le passionné devient inquiet, il soupçonne tout le monde leur prêtant une fois de plus des caractères qu’ils n’ont pas. Ainsi, l’amoureux passionné verra en tous les hommes des amants de sa femme, Othello en vient jusqu’à tuer Desdémone parce qu’il la soupçonnait « aux yeux du jaloux, les choses les plus insignifiantes paraissent des confirmations aussi solides que les preuves tirées de l’écriture sainte[5] ». 

Dans cette progression de la passion, on se rend compte que l’interprétation délirante ancre de plus en plus chez le sujet et l’éloigne de la raison. Persuadé de la valeur grandiose de l’objet, il est prêt à tout pour la conserver, et, incapable de mesurer les dangers de ses diverses entreprises, il met parfois au point des stratagèmes délirants pour contenter sa passion.

Les exemples de ce fonctionnement sont multiples en littérature où l’on voit l’amant défiant tous les dangers pour retrouver la femme aimée. De plus, afin de justifier la passion qui l’anime, le passionné met en place une logique aberrante : il établit d’abord une conclusion et ensuite il raisonne.

Dans la mesure où le raisonnement ne sert qu’à justifier sa conclusion, le sujet fait alors preuve de mauvaise foi ou même de fanatisme. Il déforme des données de la vie courante en les ramenant à sa passion et dès lors plus rien ne peut le convaincre de fausse route, aucune preuve.

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie: 

[1] Paris 1986.

[2] Hilaire Germain Edgar de Gas dit Edgar Degas (1834-1917), peintre, sculpteur impressionniste et naturaliste français. membre fondateur du mouvement impressionniste.

[3] Henri Beyle dit Stendhal (1783-1842), romancier français.

[4] Jean-Jacques Rousseau.

[5] William Shakespeare (1564-1616), dramaturge, poète et interprète anglais.