Chronique philosophique. D comme Désir ou processus du Devenir – 4ème partie – (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

La différence évidente entre B. Spinoza et T. Hobbes suppose une ressemblance préalable. Le règlement de comptes entre B. Spinoza et T. Hobbes se joue à l’intérieur de ces nouveaux présupposés introduits dans la philosophie politique de T. Hobbes mais B. Spinoza va plus loin. Il explique pourquoi le pacte tel que T. Hobbes l’entend ne fonctionne pas. Même en contractant, « il est impossible que l’homme ne fasse pas partie de la Nature et n’en suive l’ordre commun ».[2] et refuse la problématique classique du pouvoir qui consiste à instituer une hiérarchie politique. L’État et la communauté sont pensés sous un autre type de rapport que celui du commandement et de l’obéissance.

L’État n’est pas pensé uniquement comme ce qui dicte et ce qui oblige, mais comme les conditions sous lesquelles la multitude d’hommes qui compose le corps politique peut effectuer sa puissance de la meilleure façon.

L’originalité de B. Spinoza est de penser le pouvoir à partir des puissances individuelles et de montrer comment cette puissance grandit lorsqu’elle devient puissance de la raison.

Il pose une problématique fondée sur une ontologie de la puissance. La politique est un problème éthique, et « l’éthique le corrélat d’une théorie de l’être ». [3] 

La hiérarchie que l’État institue n’est que d’ordre pratique mais sur le plan de l’être tout se vaut, les hommes ne peuvent se substituer aux lois communes de la nature.

Les lois de nature engendrent inévitablement des affects antipolitiques et dans une telle perspective, le problème de l’État n’est pas tant sa constitution mais sa victoire sur ses propres forces de destruction.

  1. Spinoza reprend l’idée que c’est comme détenteur du pouvoir que l’homme peut être aussi bien un loup qu’un Dieu pour l’homme. Il montre l’ambivalence des rapports maître/esclave. Il n’y a pas de pouvoir imperium[4] sans volonté de servir et toujours, « la tyrannie s’engendre depuis la volonté de servir ». [5]. Le véritable problème éthique est de comprendre pourquoi les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut.
  2. Spinoza appelle Servitude, dans la préface de la quatrième partie de l’Éthique: « L’impuissance de l’homme à gouverner et réduire ses affections ; soumis aux affections, en effet, l’homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette Partie, d’expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre, ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les affections » [6].

Le De Servitute, nous apprend que l’homme est nécessairement soumis aux passions, qu’il relève de la fortune c’est-à-dire du jeu infiniment complexe des causes extérieures, et non de lui-même, c’est-à-dire de sa raison. Tous les désirs humains, qu’ils soient bons ou mauvais, c’est-à-dire utiles ou nuisibles, découlent de la nécessité de leur nature et il est impossible qu’il n’en soit pas ainsi. L’homme est nécessairement affecté par les corps extérieurs avec lesquels il est en coexistence et sa condition l’oblige à imaginer le monde extérieur plus qu’à le concevoir.

« Ce qu’on appelle cause finale n’est d’ailleurs rien que l’appétit humain en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause primitive d’une chose. Quand, par exemple, nous disons que l’habitation a été la cause finale de telle ou telle maison, certes nous n’entendons rien d’autre sinon qu’un homme ayant imaginé les avantages de la vie de maison a eu l’appétit de construire une maison. L’habitation donc, en tant qu’elle est considérée comme une cause finale, n’est rien de plus qu’un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. Ils sont en effet, je l’ai dit souvent, conscients de leurs actions et appétits, mais ignorants des causes par où ils sont déterminés à appéter quelque chose [7]. .

Les hommes sont ignorants des causes par où ils sont déterminés à vouloir et à désirer les choses. L’illusion est structurelle, les hommes, par nature, sont des êtres baignés d’imagination dont la puissance d’être varie entre espoir et crainte, confiance et mélancolie, affect de joie ou de tristesse.

Ces affects sont les leviers du pouvoir. La politique est un mécanisme de contrainte qui se situe au niveau de l’imagination, son but est d’établir un système qui oblige mais l’organisation politique telle que B. Spinoza la conçoit doit permettre à l’homme qui vit toujours plus ou moins sous l’emprise de l’imagination de vivre une existence vraiment humaine et de faire les apprentissages nécessaires à la vie rationnelle et « que la Haine doit être vaincue par l’Amour, et que quiconque est conduit par la Raison, désire pour les autres ce qu’il appète pour lui-même[8] ».  Il y a une exigence éthique. L’exercice de la politique n’est pas une simple instrumentalisation des affects, le pouvoir n’est pas que de domination. En ce sens, la tyrannie est une absence totale de politique puisque la puissance politique de la multitude est écrasée sous des formes qui la conditionnent et la dicte. Le véritable but de la vie en communauté, c’est la liberté dans Le Traité théologico-politique, la paix et la sécurité dans le Traité politique, la paix et la concorde dans l’Éthique.

*Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie: 

[1] Texte écrit à Paris en 1985.

[2] Éthique IV.

[3] Gilles Deleuze, Cours de Vincennes Spinoza immortalité et éternité.

[4] Cette expression latine désigne un « territoire » et plus largement Commandement

[5] Étienne La Boétie. Discours sur la servitude volontaire.

[6] Éthique, traduction, notice et notes par Charles Appuhn. Librairie Garnier Frères. Paris 1913.

[7] Éthique, traduction, notice et notes par Charles Appuhn (1862-1942). Librairie Garnier Frères. Paris 1913.

[8] Idem.