Par Nasser-Edine Boucheqif*
Est-il plus facile de connaître autrui que de se connaître soi-même[1] ?
Suis-je ce que je suis conscient d’être ?
Ces questions nous renvoient à une autre question :
La majeure partie des gens affirme posséder une connaissance inébranlable de leur être ou plus exactement de leur personnalité et des comportements qui en résultent.
Mais si nous sommes indéniablement conscients de notre existence, nous n’en connaissons pas pour autant sa nature.
Ceci sera démontré par la découverte de la multiplicité de nos « moi », par l’explication des domaines de leurs représentations sans omettre l’importance de la découverte de l’inconscient et de la psychanalyse qui nous « éclaireront » sur leurs origines et leurs mécanismes.
Nous pensons souvent nous connaître car nous croyons être capables de déterminer aisément les choses ou les êtres pour lesquels nous éprouvons de l’attirance ou de la répulsion. Nous pensons être maîtres de notre comportement et en détenir la plupart des explications. Mais il ne s’agit là, en fait, que de la couche superficielle de notre personnalité, une étiquette sur laquelle figurent les représentations de notre Moi étant donné que toutes les actions de la vie et toutes les situations n’exigent pas de nous un engagement total. Il est d’ailleurs facile de prouver que nous ne nous connaissons pas par la difficulté que nous ressentons à concevoir notre attitude face à une situation donnée imaginaire à laquelle nous ne fûmes jamais confrontés dans la réalité.
Une chose est cependant indubitable : l’Homme possède une conscience. Il s’en rend compte à travers ses sentiments, ses actes et ses pensées. Mais le fait d’être conscient n’apporte aucune solution, au contraire il est la source de toutes les questions, car non seulement il instaure une distance entre l’homme et le monde mais aussi entre l’homme et lui-même d’où la difficulté de nous connaître. Viennent s’ajouter à la conscience deux certitudes « je sais que je vis » Saint Augustin[2] et « je pense » R. Descartes[3]. Car nous avons nécessairement conscience d’être dès que nous y pensons, nous ne pouvons pas penser que nous ne sommes pas. Cependant la formule de R. Descartes dans son Discours de la méthode « je pense donc je suis » qui deviendra tout simplement dans les Méditations « je suis, j’existe » n’engendre pas (hélas) la connaissance de ce que nous sommes.
Ainsi, si nous reprenons la formule de E. Kant[4] : « Je n’ai aucune connaissance de moi tel que je suis mais je me connais seulement tel que je m’apparais à moi-même », nous nous rendons compte que l’affirmation qui se dégage de l’opinion commune sur la connaissance approfondie de leur personnalité n’est qu’un leurre, une illusion.
Afin d’affirmer qu’il nous est impossible de nous cerner en profondeur, il nous faut prendre en considération la multiplicité du « moi » et les comportements qui en découlent. Pour cela, nous distinguerons principalement trois aspects du « moi » : le Moi physique, le Moi spirituel et le Moi social.
Le Moi physique met en relief l’importance du corps dans la mesure où il nous est immédiatement donné et où il nous représente. Il est l’unité de nos sensations, la source de tous nos mouvements spontanés appelé conscience spontanée.
Le Moi spirituel est ce qui englobe nos sentiments dont le plus caractéristique est le sentiment de propriété.
Et enfin, le Moi social, c’est-à-dire l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. L’enfant le découvre en copiant les personnes de son entourage et plus tard, chez l’adulte, la vie sociale continuera d’exercer son influence sur la personnalité, lui dictant un comportement et lui renvoyant une image fausse de lui-même. C’est cette image du Moi social que la plupart des gens confondent avec leur Moi profond.
Le Moi est d’autant plus difficile à saisir qu’il est en perpétuelle évolution subissant l’influence de sa multiplicité. En effet, le Moi est parfois victime d‘un changement complet dont les causes peuvent être soit intérieures, une crise morale ou une prise de conscience par exemple, soit extérieures résultant alors du choc d’une rencontre ou de la mort d’un être cher. Quoiqu’il en soit, notre comportement s’en trouve fortement transformé ; dans les mêmes situations qu’autrefois, notre attitude diffère totalement et nous sommes ainsi amenés à penser que nous ne nous reconnaissons plus. Nous constatons également une variation du Moi selon les instants et les situations. Notre humeur change sans que nous puissions en expliquer la cause influençant notre comportement, surprenant notre entourage et nous-mêmes. W. James[5] remarque aussi que nous présentons une variété de Moi selon les catégories sociales avec lesquelles nous sommes en contact. Effectivement, nous montrons une facette différente de notre personnalité à chaque individu que nous rencontrons car nous prenons en compte sa hiérarchie sociale. Ainsi, nous n’aurons pas le même comportement en présence d’un professeur que d’un parent, d’un patron ou d’un employé… Le Moi peut même parfois aller jusqu’à se confronter à l’intérieur de lui-même aboutissant alors à un dédoublement entre le Je et le Moi. Ainsi, il nous arrive d’être à la fois content et mécontent de nous. Notre Moi est satisfait mais notre Je juge cette satisfaction. La lutte se porte donc entre le Je et le Moi qui juge le même acte. Le Moi est d’autant plus multiple qu’il est éparpillé dans l’espace. Il dépasse notre corps pour s’étendre sur les êtres et les objets.
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Paris 1984.
[2] Augustin d’Hippone dit Saint Augustin (354-430), théologien chrétien et philosophe romain né et mort en Algérie.
[3] René Descartes (1596-1650). Physicien, mathématicien et philosophe français.
[4] Emmanuel Kant (1724-1804), philosophe prussien. Auteur entre autres de Critique de la raison pure ; Critique de la raison pratique ; Critique de la faculté de juger.
[5] William James (1842-1910), psychologue et philosophe américain. Il influença la philosophie analytique par sa réception dans le monde francophone.