Chronique philosophique. A comme Absurde ou La bataille entre abstrait et classicisme (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Poète, essayiste, dramaturge et peintre, Nasser-Eddine Boucheqif, basé à Paris, nous a proposé de tenir une chronique philosophique dans le journal Le Collimateur. Pas moins de trente épisodes que nous proposons à notre tour à nos Cher·e·s lecteur·rice·s. Un régal pour l’esprit! Bonne lecture…    

(1ère partie)

« Est-ce qu’on peut faire le parti de ceux qui ne sont pas sûrs d’avoir raison. Ce serait le mien. »   

  1. Camus[2]

La liberté c’est d’abord contredire cette même liberté qui parfois se présente sous un autre visage qui n’est pas le sien.

De bon temps, les artistes ont éprouvé la nécessité de mettre en scène la vie, les sentiments, la souffrance, le mensonge, l’amour, la faiblesse, la force… le monde romanesque où toutes ces passions s’animent et luttent, offrent un aspect purement fictif, un univers différent auquel nul autre ne ressemble. Pourtant, « le monde romanesque n’est que la correction de ce monde-ci[3] ». Le roman serait-il alors pour l’écrivain une façon de lutter, de se révolter contre le monde ?

Le personnage qu’il crée ne serait-il pas l’aboutissement d’hommes et de femmes réels et «inachevés », et les sentiments décrits en fin de compte, ne s’appuieraient-ils pas entièrement sur des sentiments vécus ?

Déjà, dans son Discours sur la méthode, Camus nous fait part de ce à quoi, selon lui, l’art est destiné.

Hanté par l’absurde[4], cet écrivain voit en l’homme de tous les jours les conditions absurdes de sa vie qui fuit, sa vie qui révèle toujours un côté inachevé.

L’homme est en quelque sorte condamné à la même peine que Sisyphe, rouler une pierre, voir son existence presque éternellement tomber, la rattraper, la refaire rouler… « l’important pour A. Camus n’est plus de savoir si la vie vaut la peine d’être vécue, mais comment il faut la vivre, avec le lot de souffrance qu’elle comporte[5] ».

C’est pourquoi ici, dans L’Homme révolté, A. Camus voit dans le romanesque un autre monde, pas entièrement nouveau, pas entièrement différent non plus, un monde qui n’est que la « correction de ce monde-ci ». Il est vrai qu’il s’agit du même monde, le nôtre, celui de tous les jours, celui de l’utile, de l’engagement.

Mais l’artiste, dans ses œuvres, l’écrivain dans ses romans, le poète dans ses vers ou sa prose, nous offrent une approche toute différente de notre quotidien et nous, lecteurs absorbés par nos problèmes futiles, nous sommes presque étonnés du témoignage que nous fournit l’artiste.

Questionner la vie et le devenir de l’homme pour en révéler les secrets, les énigmes, voilà ce qui préoccupe sans cesse le poète, l’artiste.

Dans Le Rire, Henri Bergson nous explique la sensibilité de l’écrivain, cette « manière lyrique de sentir » dont nous parlait Baudelaire, « l’Artiste, celui qui cherche le beau, l’harmonie, qui touche de près aux sens et aux couleurs [6] », offre une attitude totalement désintéressée face aux gens et aux choses, il s’ouvre au monde avec un regard d’esthète et lui donne une autre signification, plus intense et plus vraie, il se rapproche de lui, il combine imagination et réalité.

Raymond Queneau cherchait également un moyen d’expression pouvant lier le langage littéraire à celui de la rue et envisageait de faire une étude sur les « fous littéraires[7] ».

Il s’agit donc du même monde, bien que recréé, les personnages des romans évoluent dans un univers qui n’est « ni plus beau, ni plus édifiant que le nôtre ».

Parler de celui qui a rehaussé l’une des plus grandes maisons d’édition de France[8],  c’est évoquer l’homme surchargé de besognes, tiraillé en tous sens par d’impérieux devoirs… celui qu’on sollicite sans cesse pour toutes sortes d’affaires (déclarations, pétitions, manifestations publiques et autres nombreuses sollicitations d’ordre humain, de liberté : Guerre d’Espagne, crimes de Staline, guerre 1939-1945, la résistance, le massacre de Berlin, de Budapest, la guerre d’Algérie…) d’événements qui ont jalonné son histoire, sa jeunesse et dont l’œuvre va être marquée, imprégnée et en prise directe avec des faits d’une douleur insupportable… De cette période de clandestinité, A. Camus ne parlait qu’avec réticence et son silence a longtemps été interprété comme une complicité avec les occupants[9].

La ferme et constante volonté de ne jamais hurler avec les loups. « Tout ce qui m’intéresse c’est de savoir s’il est possible de vivre sans intérêt[10] ».

C’est un poète opposé à tous les aveuglements collectifs. Il n’y a rien de Bêlant dans ses propos où je me suis retrouvé aussi dans une affinité de destin proche de ses combats.

Toute une vie ponctuée de protestations, d’indignations. Le cœur ferme et non fermé aux nobles causes loin de tout pacifisme abstrait et sentimental apparenté.

Toute une vie vécue sous le signe du refus de l’insupportable, qu’il sait être un refus évidemment au sens positif d’une utopie qu’il explique par (…).

Bibliographie:

[1] Paris 1983.

[2] Albert Camus (1913-1960), philosophe, romancier, dramaturge, journaliste et nouvelliste français.

[3] Albert Camus.

[4] Faut-il rappeler que l’absurde a vu le jour il y a plus de cinq mille ans en Irak avec la deuxième épopée humaine « Gilgamesh » avant l’apparition d’œuvres relevant de l’absurde en Occident : d’Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Albert Camus, Adamov pour ne citer que ceux-là.

[5] Albert Camus : La Peste, suivi de « La petite histoire de l’attribution du Prix Nobel par le Dr. Kjell Stromberg, du Discours de réception Anders Osterling (secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise ainsi qu’une présentation de Boisdeffre. Collection des Prix Nobel de Littérature sous le patronage de l’Académie suédoise et de la Fondation Nobel (Édition réservée à la Guilde des Bibliophiles en 80 exemplaires avec un dessin original de Pablo Picasso en 1970).

[6] Charles Baudelaire (1821-1867), poète, essayiste, critique d’art et traducteur français.

 [ 7] Serge Malausséna, Artaud mon oncle: une lettre d’Antonin Artaud à Raymond Queneau. Revue de Psychanalyse 2012. 

[8] Les éditions Gallimard.

[9] A. Camus a été en faveur de l’Algérie française.

[10] Albert Camus.