La plume et la gomme

Par Driss AJBALI*

 

Le 8 avril 2023, s’est éteint Khalil Hachimi Idrissi. Un an déjà. Depuis, le journalisme marocain verra ses rangs équarris par la faucheuse. Omar Salim, le saltimbanque. Abdellah El Amrani, ancien de la MAP, fondateur de La Vérité. Malika Mélaine, la voix radiophonique du Maroc d’antan. Fatima Loukili, l’éclectique. Enfin, et c’est le plus cruellement injuste, la disparition du jeune et brillant Reda Dalil. C’est là une brochette de talents. Ils sont tous morts entre deux ramadans. Ils demeureront éternels, immortels, dans le roman marocain.

Khalil avait toutefois une place à part, reconnue de tous. C’était un grand seigneur du journalisme marocain. Un duc de l’écriture. Sa plume maniait la langue française avec une rare dextérité. Il avait le sens du mot précis, qu’il sculptait là où il faut. Comme il faut. En trente ans, il a éditorialisé tous les champs politiques marocains avec cette impressionnante concision dans le propos qui empêchait rarement le feu d’artifice du sens.

Dans sa vie journalistique, Khalil a eu, au Maroc du moins, trois passionnantes aventures:

Il fut avec, Abdelmounaïm Dilami, Nadia Salah, Mohamed Selhami, Aicha Sakhri, Fahd Yata, parmi les premiers Marocains à s’aventurer dans la presse privée qui fera florès dès le début des années 1990. Khalil sera pour beaucoup dans la réussite de Maroc Hebdo, l’un des premiers magazines privés du Maroc.

Après la succession dynastique, Khalil osera le lancement d’un quotidien francophone, Aujourd‘hui le Maroc. Il le fondera, au terme d’un tour de table, en 2000 avec, sans détour ni ambages, l’objectif d’accompagner le règne de Mohammed VI. L’entreprise deviendra une pépinière de futures plumes marocaines dont Aziz Daki, Mohamed Boudarham, M’hamed Hamrouch, Amine Saad…. Parmi ses chroniqueurs, on pouvait compter Jamal Berraoui et Naim Kamal.

Enfin, il y a la MAP, l’Agence nationale. Khalil, habitué à faire du journalisme avec des bouts de ficelle se trouvera, du jour au lendemain, à sa disposition les moyens de l’État. Avec son savoir-faire éditorial et ses expériences managériales, il s’emploiera d’abord à changer l’image de la MAP. Percluse de l’infamante réputation d’être l’officine barbouzarde au service du Makhzen, Il en fera l’office médiatique national au service de l’État.

La MAP est l’agence nationale. Elle est née en 1959, trois ans après la naissance de Khalil. L’agence est une vieille dame. Elle ne s’accommode que des hommes de caractère (il n’y a jamais eu de femme à sa tête). En dehors de Mehdi Bennouna, le fondateur à l’ADN patriotique qui voulait doter le pays d’une souveraineté médiatique, l’agence sera, jusqu’à la fin du règne de feu Hassan II, sous la férule Abedeljalilil Fenjiro, un grand commis de l’État, rigoureux, discipliné et discret. Avec la succession dynastique, la transition sera assurée par Mohamed Yassine Mansouri l’un des camarades de classe du Souverain. C’est dire la place de l’institution. Après quatre ans, c’est un homme passionné de l’Afrique et de la question nationale, Mohamed Khabbachi qui lui succèdera pour six ans. Après une direction furtive, assurée par Ali Bouzerda, Khalil Hachimi Idrissi sera nommé en 2011. L’année du printemps arabe, du référendum, de la nouvelle constitution et de l’arrivée des islamistes à la tête du gouvernement. Il y restera jusqu’au 8 avril 2023.

En plus de la plume et le management, Khalil se révèlera le grand développeur qui, à la tête de l’agence, donnera toute la mesure de son talent. Et son ambition à l’époque fut démesurée. Il aspirera d’emblée à inscrire la MAP dans le concert des agences internationales.

Comprenant, intuitivement, que l’environnement médiatique allait être bousculé par les nouvelles technologies: la 3Dimension, la 4G ou la 5, Facebook, YouTube, Twitter Telegram et Instagram, il mobilisera toutes les énergies de l’institution pour s’attaquer besogneusement à ce chantier avec pour rêve de bâtir une agence du 21éme siècle. Les nombreux prix décernés à la MAP dont celui du meilleur site d’information/service mobile, à l’occasion de l’African Digital Media Awards 2018 décerné le 23 novembre 2018 à Johannesburg, sont la preuve incontestable de la pertinence et du bien-fondé de ce choix.

Dans le métier Khalil avait une religion, produire et livrer. Tous azimuts. Il a doté la MAP de deux quotidiens « Al Youm Al Maghribi » en arabe et « Maroc le Jour » en français, ainsi que d’un magazine mensuel « Bab » dans ses éditions arabe et française. La revue trimestrielle « Maghreb1 » qui menait un subtil combat culturel face aux Généraux algériens qui ont eu le plus souvent à souffrir de ses éditoriaux. Par ailleurs et en s’inscrivant dans la régionalisation avancée et dans l’initiative stratégique soutenue par Sa Majesté le Roi pour la promotion du développement intégré, il a procédé, avec ses équipes, à l’élaboration de 12 sites web régionaux. Sa passion pour le Maroc et pour la diversité de ses cultures, notamment musicale, il a poussé à la mise en place de 10 sites web dédiés à la musique traditionnelle: andalouse, soufie, gnaouie et hassanie… Enfin, il y a cette folle ambition de doter l’Agence et le Maroc d’une radio et d’une télé qui pourraient porter l’information marocaine dans la toile mondiale, initiative qui lui a valu beaucoup d’animosité.

La maladie foudroyante avant la mort a emporté Khalil. Que reste-t-il aujourd’hui de son œuvre. Presque rien. Il n’a pas pu parachever son rêve. D’autres se sont employés à achever, au sens meurtrier du terme, son héritage. Comme une seconde mort.

Il y a des hommes d’Etat. Et il y a des hommes de l’Etat. Autant les premiers voient grand et loin. Autant les seconds s’écarquillent les yeux en regardant leurs chevilles. Avec une simple gomme, dans un effacement frénétique, ils ont, dans un geste sans élégance, effacé plus d’une décennie de travail au service de la nation marocaine. Khalil a légué un navire. J’ai peur qu’il soit promis à un avenir de semi épave.

*Sociologue-essayiste