Par Chakib HALLAK*
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je commence par une remarque historique qui me paraît importante: Les premiers à avoir introduit le concept du gouvernement de Dieu sur terre (hākimiyya) dans le vocabulaire théologique de l’Islam sont les Kharijites. Les kharijites (de l’arabe « hawârij », « dissidents » ou « sortants ») sont à l’origine des partisans du calife Ali, mais lorsque celui-ci accepte (au cours de la bataille de Siffin, en 657) l’arbitrage proposé par son rival, le gouverneur de Damas et le chef incontesté des Omeyyades, Mu’âwiya, ils refusent de s’y soumettre et demandent à Ali de revoir sa décision. Leur argumentation annonce l’immixtion du religieux dans la politique. Pour eux, il n’appartient pas à Ali de renoncer à un droit divin qui lui est échu; le pouvoir politique est de source divine et le simple mortel ne peut s’y dérober.
De plus, la notion d’arbitrage signifie le doute et ce doute n’est pas permis quand il s’agit d’un ordre divin. Les Kharijites se fondent pour cela sur un passage du Coran (49, 9). Accepter l’arbitrage pour déterminer qui serait le calife était pour eux un acte d’hérésie; il bafouait donc le principe de transcendance absolue du jugement divin. Cela donne naissance à la maxime: « Il n’y a d’autre jugement que celui de Dieu » (lā ḥukma illā li-llāh), slogan devenu depuis celui de la secte des Kharijites.
Dans un sermon, Ali jette la lumière sur ce slogan et le faux sens qu’ils veulent en tirer. Il déclare à ce propos: « Une parole vraie mais détournée pour justifier l’erreur. Oui, il n’est guère de souveraineté que celle de Dieu. Ceux-là disent: pas de commandement sauf pour Dieu, mais les humains doivent avoir un prince qui les gouverne et les dirige, même s’il est mécréant. » (Nahj Al Balagha)
Les conséquences de la hākimiyya sont incalculables car c’est la première manifestation de l’instrumentalisation de l’Islam par le pouvoir politique. C’est également la première manifestation de l’usage du Texte coranique pour oblitérer celui de la raison. Le recours au Coran pour arrêter les combats entre les partisans de Ali et ceux de Mu’âwiya et obtenir l’arbitrage en est la première conséquence. Par la suite, l’usage du Texte pour consolider le
pouvoir devient une pratique courante, pour ne pas dire routinière. Ainsi toute lutte sociale ou politique est transférée au domaine du Texte et la raison en devient une dépendance. Le danger du recours au Texte dans le cadre des luttes sociales est celui du totalitarisme.
La reprise du concept du gouvernement de Dieu sur terre par les islamistes du 20ème siècle est venue ajouter de l’eau au moulin de la controverse. Pour eux, légiférer dans le cadre d’un conseil ou d’un parlement deviendrait une offense à Dieu, et décrire les autorités humaines comme étant souveraines conduirait non seulement à une
amputation de la souveraineté de Dieu mais aussi à la mort de la religion et à l’extinction des valeurs morales.
Muhammad Shahrour, une des figures de proue du renouvellement de la pensée politico-religieuse en Islam, contredit d’une manière fondamentale cette définition de la hākimiyya qui nie catégoriquement le droit positif et la possibilité pour les hommes de légiférer. Il propose de la définir à la lumière du Coran, comme une règle affirmant qu’aucun être humain n’a le droit de participer à la gouvernance de Dieu en ce qui concerne les choses relevant exclusivement de sa prérogative. En conséquence, agit injustement envers Dieu et défie sa hākimiyya:
1) celui qui prétend régner en seul maître comme Dieu; « (…) Il n’associe personne à son pouvoir. » (Coran, 18, 26); 2) tout gouvernement qui refuse de rendre compte de ses actes, « Lui n’est pas questionné sur ses actes, eux le sont. » (Coran, 21, 23);
3) celui qui pense pouvoir faire ce qu’il veut, « (…) ton Seigneur est prompt à réaliser ce qu’Il veut » (Coran, 11, 107);
4) celui qui, comme Pharaon, se considère comme Dieu et requiert de ses sujets une obéissance inconditionnelle,(…) Je ne vous reconnais d’autre dieu que moi…. » (Coran, 28, 38).
5) celui qui considère les richesses d’une nation comme sa propriété privée défie la seigneurie (rubūbiyya) de Dieu, Maître du monde, « Moi je suis votre seigneur très-haut ! » (Coran, 79, 24).
Shahrour constate que l’imbrication entre le politique et la religion, dans le monde arabo-musulman, a créé une culture politique dans laquelle les fuqahā’ sont généralement devenus trop impliqués dans la gestion quotidienne de l’État: « La conséquence dramatique de cette implication, dit-il, est que nos « savants » semblent avoir tourné un regard aveugle sur l’injustice politique lorsqu’ils devaient faire face à la tyrannie, le despotisme ou tout autre régime autocratique. Ils ne semblent jamais avoir eu le courage, ou l’intelligence, de développer une théologie de la liberté, de la justice et de l’égalité. Pour eux, être libre, dans les termes purement techniques de la loi, signifie ne pas être esclave. Le manque de tout concept moral de liberté signifie que des valeurs aussi importantes que la liberté d’expression, la préservation de la dignité humaine, l’autonomie individuelle et la liberté de religion sont complètement absentes de la conscience collective des peuples arabes. »
Shahrour conclut: « Parler du « gouvernement de Dieu sur terre » est naïf et théologiquement contestable. Hakimiyya de Dieu telle que définie par nos fuqahā’ ne nous fournira pas un État moderne viable parce que c’est la tâche de l’État de se préoccuper des intérêts des gens dans cette vie (système de santé, éducation, sécurité, économie), alors que la vie dans l’Au-delà devrait toujours être la prérogative de l’individu lui-même. Il n’est pas permis de séparer la religion de la société, mais il est logique et pertinent de séparer la religion de la politique. Aussitôt que la religion entre dans le jeu de la politique, une culture de revendications exclusivistes se répand et envenime la relation entre différents groupes et dénominations. Les nombreuses justifications légales pour la discrimination des autres croyants que l’on trouve dans les ouvrages de jurisprudence islamique (fiqh) devraient être un avertissement pour tout esprit audacieux. Les valeurs éthiques et légales de l’islam devraient influencer la sphère légale et politique de la société, mais elles ne devraient pas imposer la religion dans la politique, dans le sens que l’État gouvernerait dans l’intérêt d’une seule communauté religieuse et discriminerait les autres. Les rituels religieux doivent rester hors de portée de toute législation humaine, de même que les préoccupations de l’État pour le bien-être matériel (dans ce monde) de ses citoyens ne doivent pas être affectées par les aspirations théologiques d’un groupe religieux spécifique. »
En lisant Shahrour, on se rend compte de la vigueur du renouveau moderniste de la pensée islamique, en totale harmonie entre les exigences du temps et l’attachement au Coran. On peut dire aussi à ceux qui prétendent que le monde musulman est condamné à rester emmuré dans un passé figé et une théologie sclérosée, la pensée de Shahrour vient apporter un démenti magistral.
*Enseignant-chercheur à Paris