Jemâa El Fna: faire contre mauvaise fortune bon cœur

Ayant pris les allures d’un lieu délaissé et désert au temps du nouveau coronavirus (Covid-19) comme durant ce Ramadan si exceptionnel, avec un silence si pesant enveloppant ses différents coins, la mythique Place de Jemâa El Fna, coeur battant de Marrakech, aspire accueillir à bras ouverts, dans un avenir très proche, ses visiteurs et ses artistes.

En temps normal noir de monde, bruyante et bouillonnante en abritant, à longueur de journée et jusqu’à une heure tardive le soir, une série d’activités et de spectacles, la place de Jemâa El Fna s’est vidée de ses visiteurs dès l’instauration de l’état d’urgence sanitaire, comme si la vie s’est arrêtée brusquement dans ce site de notoriété universelle.

Au coeur de la place comme au niveau de toutes les zones limitrophes en l’occurrence, le jardin historique « Arsat Al Bilk » et les différentes ruelles à côté, le silence semble dominer l’atmosphère. Non loin, de l’entrée de la Place c’est le minaret de la fameuse mosquée de « la Koutoubia » qui se dresse en témoin d’un passé non lointain où, cet espace d’ouverture et de convivialité vivait en harmonie et dans une effervescence inouïe qui font toute sa singularité et son charme.

Du jamais vu depuis l’Indépendance du Royaume, date à laquelle, différentes activités artistiques, de tout genre, ont repris après une courte parenthèse de fermeture et de suspension des spectacles sous le Protectorat.

Les conteurs, les musiciens gnawis, ghiwanis, les acrobates agiles, les cracheurs de feu, les tatoueuses au henné, les dresseurs de singes, charmeurs de serpents, et diseuses de bonne aventure, toutes ces mémoires vivantes, qui font la renommée de cette place ont du vider les lieux, les coeurs serrés et les larmes aux yeux, pour se confiner, chez eux, en attendant des jours meilleurs.

Les propriétaires et employés des restaurants à ciel ouvert, des kiosques de jus de fruits et de fruits secs, les vendeurs d’escargots et autres marchands ambulants, qui contribuent à l’animation de la place, se sont joints à eux et ont mis les clefs sous la porte dans l’espoir d’un retour à la normale dans les plus brefs délais.

Même scénario chez les bazars et les autres commerces donnant directement sur la Place de Jemâa El Fna comme au niveau des différentes ruelles marchandes de la Médina qui ont choisi de se conformer aux directives décrétées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, avec dévouement et sens du devoir national, afin de permettre au Royaume de mieux gérer cette crise et de s’en sortir avec les moindres dégâts possibles.

L’une des places les plus célèbres au monde, inscrite comme patrimoine culturel immatériel depuis 2008 et patrimoine mondial depuis 1985 par l’UNESCO, Jemaâ El Fna vit cette année aux rythmes d’un Ramadan pas comme les autres, où les Ftours (rupture de jeûne) collectifs tous comme les prières surérogatoires sur l’esplanade de la Koutoubia sont réduits à de « très beaux souvenirs ».

Une scène « inhabituelle » et « étrange » d’autant plus « surprenante » celle qui marque cette année, ce lieu mythique et chargé d’histoire, une place si bouillonnante, avec une effervescence qui, d’habitude, atteint son paroxysme durant le mois sacré du Ramadan.

« C’est une scène si désolante et si triste que nous vivons cette année à cause de la propagation de la pandémie du coronavirus », a déploré le célèbre conteur de la Place « Abderrahim Mekkouri, connu auprès du grand public sous le nom: « Al Azaliya ».

« Jamais de ma vie, la place n’a vécu une telle situation et de telles circonstances inédites », poursuit cet artiste dans une déclaration à la MAP, reconnaissant, au passage, que sa notoriété qui a franchi les frontières nationales a été due en grande partie à la célèbre Place historique de Jemâa El Fna.

Dans la foulée, « Al Azaliya » se rappelle, lorsque Jemaâ Fna avait été fermée devant les artistes pendant une ou deux jours, alors que la cité ocre abritait les négociations et la signature des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (GATT) en 1994, notant que l’arrêt de la vie et des activités au coeur de cette mythique place n’avait jamais duré si longtemps.

Et de poursuivre que pendant les Ramadans, cette place devient un véritable lieu d’attraction, de jour comme de nuit, soulignant que certains conteurs investissaient la place dès les premières heures de la matinée, alors que d’autres se donnaient rendez-vous avec leur public vers 17 ou 18 heures, soit une heure ou deux avant la rupture du jeûne.

Chaque conteur et chaque artiste avait ses fidèles et ses aficionados qui ne rataient pour rien au monde son spectacle chaque nuit, car, a-t-il expliqué, il ne faut pas omettre de vue que les artistes chevronnés maîtrisent l’art d’attirer et de fidéliser le public en variant les spectacles et les contes d’un jour à l’autre.

Abberahim Mekkouri se souvient, avec beaucoup d’émotions, de tout l’effort qu’il avait fourni et de la persévérance dont il avait fait montre pour se faire une place dans les halqas aux côtés des défunts artistes de la trempe de « Bakchich », « Mikhi », « Moul bicyclette », « Quel est joli », « Saroukh », « Moul Hmam », « Abdelkader Boxeur », « Moulay Ahmed Meddah » et « Docteur Hacharrate » entre autres.

A côté de ces conteurs célèbres, les halqas des musiciens ghiwanis, des panégyristes et des chanteurs populaires attirent elles aussi un grand nombre de spectateurs venus assister à des shows si singuliers qui riment avec la spiritualité du mois du Ramadan.

Par ailleurs, l’artiste Al Azaliya ne manque pas de relever qu’en cette circonstance exceptionnelle que traverse le Maroc, certains conteurs de la Place ne sont pas restés les bras croisés, en profitant amplement de cette crise sanitaire pour achever leurs projets artistiques et les diffuser à une large échelle sur les réseaux sociaux.

L’objectif de ce projet pionnier qui consiste à traduire des contes populaires en plusieurs langues étrangères, est de tirer profit des avantages qu’offrent les nouvelles technologies de communication notamment, en termes de rapprochement du grand public, de ce genre artistique très populaire au Maroc, tout en permettant aux jeunes et aux moins jeunes, confinés chez eux, de voir leurs spectacles préférés. Ce projet contribuera aussi à valoriser un genre artistique ancré dans l’imaginaire des Marocains et préserver ce patrimoine immatériel à valeur inestimable, s’est-il réjoui.

Lui emboîtant le pas, Mariam Amal, artiste ghiwanie a fait savoir que « la place de Jemaâ Fna lui manque énormément », notant que son spectacle attirait, chaque nuit, durant le mois de Ramadan des centaines d’amateurs de ce genre musical authentique.

« Ce n’est nullement chose aisée de se séparer d’une muse avec laquelle, j’ai des souvenirs qui remontent à plus de 40 ans », ajoute-t-elle avec beaucoup d’émotions. Dans une déclaration similaire, Mariam Amal, présidente de l’association des artistes de la Halqa, a relevé que cette crise sanitaire a démontré la nécessité de la création d’une fondation et la mise en place d’un fonds dédié aux artistes qui contribuent à animer cette légendaire place et à préserver un patrimoine immatériel authentique qui fait la fierté de l’ensemble des Marocains.

Tout en s’attardant sur la situation socio-économique de nombre d’artistes de la Place, ceux qui vivent au jour le jour des recettes de leurs créations artistiques, Mariam Amal, s’est dite fière de voir des initiatives louables d’entraide et de solidarité (remise de kits alimentaires) se multiplier à l’égard de cette frange de la société notamment, durant cette crise sanitaire que traverse le Royaume.

Elle a tenu à rappeler que cette catégorie d’artistes populaires qui a subi de plein fouet des répercussions socio-économiques lourdes de la crise induite par le Covid-19, a contribué durant des décennies au rayonnement de la place Jemaâ El Fna et à la préservation du patrimoine immatériel du Maroc.

Malgré cette conjoncture délicate, la Place de Jemâa El Fna ne cesse, pourtant, de faire montre d’un degré élevé de résilience et de continuer à vivre sur l’espoir de pouvoir tourner cette page au plus vite, pour que le train de la vie reprenne son chemin et permettre aux amoureux de cet espace de joie et de convivialité, d’y embarquer à pas sûrs.

Haut lieu d’attraction, site historique si emblématique du tourisme au Maroc, et une adresse incontournable pour tous les Marocains sans nulle exception, la Place de Jemâa El Fna accueille annuellement plus de 2 millions de visiteurs, rappelle-t-on.

Fouad Benjlika-MAP