Un soir, au tout début de l’été, un cousin de notre grand-père, que nous appelions par commodité oncle Ali, un citadin de fraîche date, se trouva fort tourmenté par une rage de dent. Il n’y avait dans tout le village que deux arracheurs de dents, dont l’un était le frère de ma grand-mère et donc le gendre du patriarche et qui habitait à quelques mètres de chez-nous. Oncle Ali, avant de continuer son chemin vers la maison de l’arracheur de dents, préféra faire étape auprès de son cousin. Vraisemblablement pour puiser le courage de subir l’atroce douleur de l’arrachement de cette source de mal insupportable et pourquoi pas peut être se faire conseiller quant à une quelconque façon moins douloureuse de calmer cette rage de dent.
L’arracheur, que nous appelions aussi oncle Haj Mohamed. Il était l’un des premiers, si ce n’était le premier, à avoir accompli le pèlerinage des lieux saints de l’islam en Arabie Saoudite, c’était si je ne me trompe en 1957. Depuis une émulation s’était établie entre lui et le patriarche, à qui totaliserait le plus grand nombre de voyages annuels aux lieux saints ; mon grand-père, à son grand dépit, ne fut que deuxième et encore de loin. En cette fin d’après-midi où le mal frappa oncle Ali, oncle Haj Mohamed se trouvait chez-lui. Il avait l’habitude de finir sa journée de travail un peu après la prière du milieu de l’après-midi. A l’en croire, sa vue déclinait fatalement avec le déclin du soleil. En raison de la baisse de sa vue, il refusait catégoriquement et inflexiblement de pratiquer sa science au déclin du jour, sous peine de faire préjudice à ses patients. Il ne cessait de répéter qu’il regrettait encore le soir où il avait cédé à l’insistance d’un patient et fini par lui arracher une partie de la lèvre. Son refus fut tout autant inexorable, en dépit de l’évocation, par oncle Ali, du lien familial qui les unissait. Dépité, geignant de douleur et grognant de colère, oncle Ali se replia, la paume de la main de la main sur la joue sur la boutique de son cousin, notre grand-père, qui ne sut comment le réconforter. Puis il se rappela un remède traditionnel que l’on conseillait contre la rage de dent. « Il faudrait peut être, lui disait-il en lui tendant une petite poignée de clous de girofle prise dans un bocal, essayer un clou de girofle, ça pourrait calmer la douleur. » Gémissant de plus en plus fort, oncle Ali, la mâchoire engourdie par l’intensité de la douleur, qui semblait avoir subitement et sensiblement augmenté, lui rétorqua que ce genre de charlatanerie, il l’avait déjà subi, cependant en vain.
Mon frère qui avait le don d’être présent aux circonstances cocasses ou graves pour les relater ou s’y illustrer, était là silencieux mais l’agitation de son cerveau se reflétait sur les traits de son visage. Il cogitait, son esprit vraisemblablement tournait à plein régime. Lui qui ne manquait jamais d’idées originales et était prêt à les mettre en pratique sans se soucier des conséquences de ses actes, eut l’audace de proposer son aide à oncle Ali pour le soulager de la rage de dent. Je ne sais pas si ce fut le geignement de l’oncle Ali et son visage déformé par la souffrance qui suscitèrent cette compassion plutôt téméraire chez mon frère ou ce fut son génie de trouver une solution aux situations délicates.
Toujours est-il son aplomb l’amena à se proposer de se substituer à notre oncle arracheur de dents. Quand il se proposa à cette besogne exigeant une technique particulière et de la force, le patriarche le rabroua de peur qu’il augmentât les malheurs de santé de son cousin. Mais il mit beaucoup de conviction dans son insistance de relever le défi et donc réussir à soulager oncle Ali. Celui-ci appréhendant de passer une nuit entière dans la douleur, et sûrement emporté par l’enthousiasme débordant de mon frère il accepta de tenter le coup malgré l’effort déployé par le patriarche de le dissuader. Il faut dire que celui-ci habitué à voir son petit fils faire preuve d’habilité dans maints domaines et par conséquent ayant confiance en sa perspicacité, il ne persista pas trop dans son refus d’autoriser le nouvel apprenti arracheur de dents à soulager son cousin.
Enhardi par ce double accord, mon frère alla chercher la pince dont on se servait pour arranger maintes choses dans la boutique, demanda à oncle Ali de s’asseoir par terre et, certainement se remémorant les gestes de Haj Mohamed l’arracheur professionnel, il lui demanda de lui désigner précisément la dent source de son malheur. Oncle Ali ouvrit largement la bouche et pointa de son index une prémolaire dans sa mâchoire inférieure. Mon frère imitant le professionnel émit deux ou trois « hum hum » signifiant qu’il l’avait bien localisée et apaisa la crainte de son patient cobaye en lui assurant qu’elle bougeait énormément et qu’il n’était que trop facile de la lui arracher. Comme il voyait faire Haj Mohamed l’arracheur, il cala fermement le patient entre ses genoux, de sa main droite il tint la pince et de la gauche il lui immobilisa vigoureusement la mâchoire et puis subrepticement d’un geste maîtrisé il introduit la pince dans la bouche. Il mit la dent entre les deux mors de l’outil, serra fortement, fit bouger énergiquement la dent et tira vers le haut.
Oncle Ali émit un cri de douleur étouffé et mon frère tout sourire, rayonnant, brandit orgueilleusement son trophée, la dent sanguinolente entre les mors de la pince et avec un sens aigu de la responsabilité il proclama: « ah ! c’est fini je l’ai arrachée. Apportez de l’eau et mettez y beaucoup de sel … ».
L’eau fortement salée était le remède pour aider la plaie à cicatriser et aussi pour apaiser la douleur, ce fut du moins ce que l’on croyait. Oncle Ali, soulagé bénévolement, se rinçait abondamment la bouche en essayant d’introduire aussi longtemps qu’il pouvait supporter la salinité de l’eau, ce liquide dans le trou laissé par l’arrachement de la dent. Il crachait et se raclait fortement et bruyamment la gorge pour éviter autant que possible que le sang s’introduise dans son appareil digestif.
L’assistance fut subjuguée et les congratulations fusèrent et le palmarès de mon frère s’étoffa d’un nouveau succès.
Ravi et plutôt galvanisé par son succès, mon frère récidiva quelque temps après en exerçant sa nouvelle science sur un vieil homme client de notre grand père. Mais cette fois-ci l’événement se passa quasi inaperçu, l’effet de surprise fut, pour ainsi dire, complètement consommé et la fascination manquait. Le vieux se présenta dans la boutique du grand-père un soir au crépuscule entre les deux dernières prières du coucher du soleil et du début de la nuit, pressant un vieux mouchoir sur sa bouche et geignant à souhait. En le voyant, et à son habitude, mon frère prompt à mettre au service des autres l’ingéniosité de son esprit et la dextérité de ses mains lui demanda la cause de son tourment. Le vieux découvrit ce qui restait d’une denture gâtée et éminemment menacée d’une disparition imminente. Il désigna de son doigt une incisive d’en haut penchée en avant et lui dit: « elle me fait très mal, et je ne vais pas pouvoir dîner ».
Fort de sa première réussite en tant qu’apprenti arracheur de dents, il lui proposa de le soulager. Le vieux ne le fit pas répéter son offre, et même qu’il le supplia pour en bénéficier. Mon frère usant de son savoir avec une assurance ostensible tint la dent mise en cause entre l’index et le pouce de sa main, la fit légèrement remuer pour juger de la façon la plus opportune pour l’arracher et la voilà qui lui tombe dans le creux de sa main. Et un autre « patient » qui se fendait en remerciements et gestes de gratitude d’avoir été soulagé d’un mal de dent qui risquait de nuire à son appétit et fort probablement à la quiétude et la tranquillité de son sommeil.