Par Abdessamad MOUHIEDDINE*
Ces derniers temps, notamment au lendemain de l’activation de l’affaire « Pegasus », j’ai beaucoup réfléchi au pourquoi du comment de cet acharnement à la fois diplomatique et médiatique germano-hispano-français contre le Maroc. J’ai également beaucoup consulté et écouté des experts et même des politiques français de mes amis. Dans cet océan où les vagues de fake news s’enchevêtrent et s’écrasent les unes sur les autres, il me fallait distinguer le bon grain de l’ivraie. En dépit des enquêtes médiatiques, des contre-enquêtes et autres communiqués officiels, un torrent de questions continuait à harceler mon humble entendement de binational franco-marocain.
Pourquoi l’Allemagne a-t-elle demandé une prompte réunion du Conseil de sécurité de l’ONU dès la reconnaissance par les USA de la marocanité du Sahara dit occidental ? Pourquoi une initiative aussi belliqueuse vient-elle d’une Allemagne qui n’a aucun historique conflictuel récent ou ancien, pas même un substratum de passé colonial avec le Maroc ?
Pourquoi l’Espagne a-t-elle franchi la ligne rouge de l’accueil du chef de la bande qui a tué et séquestré des milliers de Marocains ? Pourquoi cette même Espagne, pourtant signataire des Accords de Madrid du 14 novembre 1975, s’était-elle empressée de demander à l’Administration Biden de renier la décision trumpienne relative au Sahara, avant de combiner avec la Camarilla d’Alger l’accueil et l’hospitalisation de Ghali alias Battouche dans les conditions barbouzardes et lamentables que l’on sait ?
Pourquoi la France a-t-elle observé un mutisme pour le moins douteux lors de la tentative de condamnation du Maroc par les instances de l’UE ?
Pourquoi, en dépit de toute cette panoplie de harcèlement, l’Administration Biden a-t-elle persisté, signé et validé la reconnaissance américaine de la marocanité des provinces sahariennes ?
Enfin, pourquoi, comme en désespoir de cause, l’affaire « Pegasus » jaillit pour impliquer nommément le Maroc (parmi une quarantaine de pays) dans l’espionnage de milliers de personnes dont des personnalités politiques à la tête desquels figurerait le président français ?
Si des réponses concrètes aux questions se rapportant au comportement de l’Allemagne et de l’Espagne ont pu assouvir plus ou moins ma curiosité, je n’arrivais pas cependant à déceler les raisons stratégiques et le modus operandi de ce qui ressemble bel et bien à une stratégie concertée où l’Allemagne, l’Espagne, la France et (très accessoirement l’Algérie) semblent s’être partagé les rôles.
Les étudiants de la première année en relations internationales apprennent qu’un acte diplomatique fort doit viser non pas un objectif sui generis, mais un objectif central avec des effets multiples qui constituent à leur tour des objectifs collatéraux.
Qu’est-ce à dire ?
Le retour en force et ô combien magistral du Maroc dans la sphère subsaharienne puis dans l’ensemble de l’Afrique, tant sur le plan géopolitique qu’au registre des performances économiques, a commencé à inquiéter d’abord la Françafrique avant de devenir un vrai souci pour les mastodontes du CAC 40 et le Quai d’Orsay. Que de chantiers, de parts de marché et de projets structurants africains arrachés au détriment de nombre de grandes entreprises françaises dormant (et ronflant) sur leurs lauriers ! Que de conquêtes dans les secteurs bancaire, télécoms, BTP, industriel, agricole… sous l’impératif du «gagnant-gagnant », sans posture hautaine et encore moins néocoloniale aucune !
Du temps de François Hollande, cela avait tellement énervé l’establishment que l’on se mît -déjà !- à échafauder des scénarios destinés à « corriger » ce petit pays affidé qu’on ne cesse pourtant de défendre au sein du Conseil de sécurité de l’ONU envers et contre les assauts diplomatiques divers et variés. D’où l’épisode de la Résidence de l’ambassadeur du Maroc où un véritable « commando » de la police française s’était présenté pour y chercher Abdellatif Hammouchi (déjà !), ce qui fut contré promptement par l’arrêt de toute coopération judiciaire et policière marocaine avec une France alors frontalement attaquée par le terrorisme de type daechien. Mieux, non seulement Hammouchi fut dûment décoré, mais les deux satellites marocains furent actés au plus haut niveau après la COP22 qui eut lieu bel et bien à Marrakech ! Ils furent promptement lancés et arrosent aujourd’hui le Maroc de milliers d’images quotidiennes.
Arrive donc le mandat présidentiel de Macron qu’on sait très proche des milieux d’affaires et de la grande finance. Plus le Maroc collectionnait les adhésions à sa cause nationale, durant tout le temps où l’Algérie des caporaux ne savait que faire d’un président impotent puis agonisant, et plus la France comptait avec agacement les performances marocaines en Afrique (retour au sein de l’UA, coopération bilatérale intensive avec les pays sous Franc CFA, stratégie de conquête de la confiance de l’Afrique centrale et de l’est, implication forte dans le conflit libyen, négociation de l’entrée à la CDEAO, traque satellitaire des terroristes et autres parias du Sahel, joint-ventures triangulaires avec les Chinois et les Américains dans nombre de projets, mobilisation de capitaux auprès de fonds souverains golfiens en faveur de projets marocains dans certains pays africains, projet d’investissement pharaonique de 3,3 milliards de dollars à Niamey-Niger, Gazoduc Nigéria-Maroc…etc.)
C’en était trop pour l’estomac français qui n’en pouvait plus de ces « humiliations » successives !
Mais le coup le plus dur pour la doctrine maghrébine de la France fut celui de la reconnaissance franche, claire et nette de la marocanité des provinces sahariennes par les USA.
Mon premier interlocuteur, que nous appellerons M. Gérard, et qui était un diplomate français de haut rang jusqu’en 2019, aujourd’hui reconverti dans la recherche au sein d’un prestigieux think-tank international, raconte: « Nous savions que le Maroc négociait la normalisation de ses relations avec Israël depuis 2017. Ni la promesse de transfert de technologies plus ou moins sensibles, ni même la proposition d’accords de coopération militaire de type Turquie-Israël (février/août1996), ni encore moins l’envoi de conseillers au Sahara n’ont satisfait le Royaume qui résistait vaillamment au harcèlement du gouvernement Netanyahou. Le Maroc exigeait ni plus ni moins le soutien actif d’Israël quant à la reconnaissance par les USA de sa souveraineté sur ses provinces sahariennes. Nous étions loin de penser que cela puisse se concrétiser, qui plus est sous la forme d’un accord triangulaire, d’autant que les USA étaient les « majors rédacteurs » des résolutions du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental et ne pouvaient donc prendre un virage aussi sec ».
Je ne pus m’empêcher de poser à mon interlocuteur une question qui me sembla fondamentale: « Comment donc les Marocains s’y étaient-ils pris pour arriver à la reconnaissance américaine ? »
Dans l’immense salon du « Bristol », cet hôtel parisien situé à quelques enjambées de la Place Beauvau où se trouve le ministère de l’intérieur et de l’Elysée, peut-être au même endroit où les journalistes français Eric Laurent et Catherine Graciet furent arrêtés en flagrant délit d’extorsion de Mohammed VI, M. Gérard se tourna vers sa gauche et sa droite avant de me confier à voix basse: « Le Maroc et Israël se sont partagé les rôles. Le Royaume s’est concentré sur les élus démocrates via un lobby patiemment constitué depuis le premier mandat de Bill Clinton, pendant que l’Etat hébreu a travaillé au corps les parlementaires républicains, l’entourage de Trump et le Département d’Etat avec un soutien musclé de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee). Malgré les échos qui nous parvenaient de nos représentations diplomatiques et consulaires à Tel Aviv, à Jérusalem, à Washington et à New York quant à cet activisme lobbyiste, nos analyses ne prévoyaient une issue favorable au Maroc que sur le long terme, à la suite d’un long processus de négociations ardues entre le Royaume chérifien et le Polisario sous l’égide de l’Envoyé spécial du SG de l’ONU. D’ailleurs, Nikki Haley et Kelly Knight Craft, les ambassadrices successives des USA à l’ONU continuaient à suivre le train-train des consultations des membres du Conseil de sécurité comme si rien ne se passait à Washington à propos du Sahara occidental ».
Mon deuxième interlocuteur – on l’appellera M.Pascal – est un éminent professeur de géopolitique. Dans une autre vie, il a été un proche collaborateur de deux grands ministres des affaires étrangères, Alain Juppé et Dominique de Villepin.
Peu satisfait de la réponse à ma question sur le modus operandi ayant permis au Maroc d’obtenir la reconnaissance de son Sahara par Trump, je récidivai auprès du Professeur de géopolitique qui semble toujours « branché » avec le Quai d’Orsay. « Dans cette affaire, il y eut, outre le lobbying, deux facteurs extrêmement importants et deux acteurs importants auxquels on pense peu, le duo Emirats arabes unis-Arabie saoudite, d’une part, et la Grande Bretagne, d’autre part », me dit-il.
« Comment cela ? », demandai-je aussitôt. L’analyse fuse spontanément : « Commençons par les deux facteurs : le bloc de pays qui avaient reconnu la RASD a fondu comme neige, notamment au rythme de l’évaporation des réserves de devises provenant du gaz en Algérie ; sur plus de 80 pays, seuls 18 (dont 2 ont gelé leur reconnaissance) continuent à croire à la chimérique RASD. Les pays populeux comme l’Inde et le Nigéria ont franchi le pas. Secundo, petit à petit, le Maroc a construit les moyens de son émergence, et ce à l’encontre de la doctrine universellement admise par l’ensemble des think-tanks occidentaux qui craignent plus que tout ce qu’ils appellent le « syndrome du dragon », en référence à la Chine ou encore la Corée du sud, qui purent « dribbler » les grandes puissances occidentales par le binôme « discrétion et volontarisme ». La Chine l’a fait sous son propre parapluie nucléaire, tandis que la Corée du sud a bénéficié de celui des USA, face à la menace nord-coréenne. Or, le 2 octobre 2020, L’accord historique maroco-américain de coopération militaire stratégique portant sur la décennie 2020-2030 est venu faire du Royaume le fer de lance de la pénétration stratégique américaine au sein du continent noir. Il a ainsi garanti le passage paisible au stade de l’émergence. Mais l’Europe y voit l’érection d’un obstacle de taille à son traditionnel business ».
Quid des acteurs que sont le duo Arabie Saoudite/Emirats arabes unis et la Grande-Bretagne ?
M.Pascal, qui semble raffoler de l’analyse contextuelle s’engagea dans une longue démonstration que je résumerais ainsi : « Depuis le premier Sommet islamique qui a engendré l’OCI Le 25 septembre 1969, le Maroc a servi d’éclaireur de l’Arabie Saoudite à la veille de grandes décisions stratégiques. Il en fut ainsi, par exemple, pour le fameux « Plan Fahd » (7 août 1981), de la confirmation de l’OLP comme « unique représentant du peuple palestinien » (octobre 1974). Aussi le pouvoir saoudien s’est-il impliqué fortement dans l’encouragement du Maroc (comme il l’a fait vis-à-vis du Bahreïn) où trône la Commanderie des croyants à « normaliser » ses relations avec Israël, afin de « banaliser » et baliser sa propre future normalisation, déjà promise à Israël. Dans cette affaire, les Saoudiens ont beaucoup défendu la thèse marocaine auprès de l’administration Trump comme au sein de l’ensemble de la sphère arabe, notamment en « neutralisant » les états d’âme égyptiens. Plus généralement, l’alliance stratégique maroco-saoudienne relève du secret de polichinelle. En témoignent l’intervention militaire marocaine au Yémen au début du conflit, le paiement de la majeure partie de la grosse commande marocaine d’avions F16 américains, l’entraînement des commandos et des pilotes saoudiens dans les bases marocaines…etc. »
Et les Emirats arabes unis ?
« Avec les Emirats, c’est une panoplie de complicités financières, policières (la fine fleur sécuritaire émiratie a été formée par les Marocains), diplomatiques et stratégiques. Afin de faire aboutir la « normalisation » marocaine avec Israël, comme ils l’ont fait eux-mêmes, les Emirats, après avoir précipité le Soudan dans les bras d’Israël, ont incité Netanyahou à faire franchir à Trump le cordon de la reconnaissance de la marocanité du Sahara. Par ailleurs, chacun sait que le Maroc puise copieusement dans les fonds souverains émiratis pour financer ses grands projets partenariaux. Pour la Grande-Bretagne, le Maroc a fait montre d’une diplomatie particulièrement proactive en proposant ses services dès le début des négociations sur le Brexit entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. »
– Mais encore ? Qu’a proposé le Maroc aux Britanniques ?
M.Pascal me répondit aussitôt : « Dès la publication des premiers rapports sur les carences que causerait le Brexit à la Grande-Bretagne, notamment aux chapitres essentiels que sont les légumes, les fruits, les produits halieutiques, mais surtout sur les opportunités de partenariats pour son tissu industriel et technologique hors d’Europe, le Maroc a vite engagé des pourparlers préliminaires avec les Anglais. Ces pourparlers ont abouti à la signature le 26 octobre 2020 à Londres, par le Ministre des Affaires étrangères, de la Coopération Africaine et des Marocains résidant à l’étranger, Nasser Bourita et le Secrétaire d’Etat britannique chargé du Développement international, du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord, Andrew Murrison d’un Accord d’association dont la teneur et la valeur dépassent largement le fameux « Statut avancé » qui lie le Maroc à l’UE. En effet, Marocains et Britanniques qualifient leur accord d’instrument de « partenariat stratégique fort, ambitieux et durable », d’autant qu’il est assorti d’une Déclaration politique qui réaffirme la position du Royaume Uni sur la question du Sahara en marquant « son appui aux efforts sérieux et crédibles menés par le Maroc dans le cadre de son initiative d’autonomie ».
Signé à près de deux mois de la date butoir du Brexit, cet accord a été perçu comme une espèce de pis-aller, voire de bras d’honneur aux principaux partenaires économiques européens du Maroc que sont la France et l’Espagne. Les choses vont se corser lorsqu’un think-tank américain, proche du Hudson Institute de Washington, animé par des néoconservateurs américains et qui collabore promptement avec les majors de la City londonienne se mit à examiner les opportunités offertes par la rive atlantique saharienne quant à l’investissement et le commerce en Afrique.
Les Britanniques se rappellent alors au souvenir de leurs chercheurs qui découvrirent quelques années auparavant le Mont Tropic au large de Dakhla. En effet, dans le cadre du projet Marine E-Tech qui analyse la composition des minéraux au fond de la mer, les chercheurs du centre national d’océanographie britannique (BONC) avaient découvert une zone très riche en tellure. Les analyses montrent que la croûte extérieure de cette montagne (Tropic), épaisse de presque 5 centimètres, regorge de tellure. Une vraie mine d’or : il y en aurait 50 000 fois plus que dans les dépôts trouvés sur terre. La « Tropic Seamount » contiendrait 2 670 tonnes de tellure, soit 1/12e des ressources mondiales actuelles. Utilisée dans la construction de panneaux solaires, cette masse de tellure pourrait satisfaire 85 % des besoins électriques du Royaume-Uni. Dans l’industrie automobile, ce sont des millions de véhicules équipés de batteries électriques à charge durable ! C’est au vu de tous ces éléments que la Grande-Bretagne n’eut aucun mal à encourager Trump à reconnaître au Maroc son Sahara. Je vous rappelle que le Trump qui a, avec force tonitruance, applaudi et célébré la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, est le même qui a toujours exécré l’Allemande Merkel, allant jusqu’à l’insulter publiquement, notamment à propos de l’industrie automobile de son pays, et méprisé le Français Macron pour, dit-il, sa « fausse fierté ». Tous ces éléments mis côte-à-côte ont constitué du pain béni pour le Maroc. D’où la rage des Allemands mis sur la touche quant au futur de leur industrie automobile, des Français qui ont vu le Maroc leur tirer le tapis sous les pieds grâce à la reconnaissance américaine du Sahara marocain.
Et M.Pascal conclua : « Ces éléments factuels laissent deviner beaucoup de choses, mais je n’ose avancer sans détenir davantage de faits tangibles »
Et l’Europe dans tout cela ?
Dépourvu d’éléments factuels tangibles à cet égard, mon interlocuteur me dirigea vers l’un de ses amis, que nous appellerons M.Martin, haut fonctionnaire à l’OCDE, qui accepta, à la demande expresse de M.Pascal, de me recevoir dans son bureau de la rue André Pascal dans le seizième arrondissement de Paris. Cette première entrevue fut celle des amabilités. Mais rendez-vous fut pris dans un célèbre restaurant marocain du 17ème arrondissement. Là, sous le couvert de l’anonymat, mon interlocuteur me confia qu’il était « pacsé » avec une marocaine originaire de Tiznit qui est chercheuse au CNRS et qui le régale de tajines berbères et autres couscous, avant de m’expliquer que l’Europe, bien qu’extrêmement divisée au chapitre de la « Politique étrangère et de sécurité commune » (PESC), s’inquiète de plus en plus de la situation en Afrique du nord et au Sahel. « Certes, je l’entends bien. Mais quid du Maroc ? », demandais-je.
« Je vais être franc avec vous. La France qui a longtemps misé sur l’épée de Damoclès saharienne au-dessus de la tête du Maroc s’est retrouvée dépouillée de sa carte maîtresse dans ses rapports avec ce pays, et ce à l’instant même où les USA ont transpercé le voile de la marocanité du Sahara. Non pas que la France eût, en quoi que ce soit, rejoint totalement les vues marocaines au sein du Conseil de sécurité de l’ONU quant au sujet du dossier saharien, mais juste le fait de contrer (toujours in extremis) les tentatives ou les velléités de condamnation du Royaume au sein de la haute instance onusienne. D’ailleurs, la France a souvent réchauffé les plats des négociations des grands contrats, notamment d’armement ou de projets structurants, à la veille de chaque rendez-vous onusien consacré à l’affaire saharienne ».
Je ne pus m’empêcher de poser la question qui me démange : « mais alors, cela ne s’apparente-t-il pas au chantage, voire à l’extorsion ? »
« Je vous laisse le soin de tirer les conclusions que vous voudrez », me répondit M.Martin.
En dépit de toutes ces explications, d’autres questions continuaient à me tarauder. Y a-t-il eu une collusion concertée entre la France, l’Allemagne et l’Espagne pour contrer le Maroc ? Si oui – elle a sûrement eu lieu, ne serait-ce qu’à la faveur des rencontres de Bruxelles – comment eut lieu le partage des rôles ?
C’est à ce stade de mon enquête que je pensai tout à coup à mon vieil ami qui a longtemps enseigné simultanément à l’Université Paris VIII et que je ne souhaite pas impliquer nommément et que nous nommerons Seddik.
Nous convînmes de prendre un verre à la terrasse des « Ondes », la célèbre brasserie située face à la Maison de la Radio. Dès sa première gorgée, l’ami franco-tunisien décréta : « Mais enfin, comment veux-tu que la France se mette tout de go en première ligne contre le Maroc qui lui a pourtant « chipé » un nombre considérable de ses positions traditionnelles en Afrique ? Si elle le faisait, les dégâts collatéraux économiques, sociodémographiques, politiques et diplomatiques seraient considérables autant pour elle que pour le Maroc d’ailleurs. Elle a donc poussé l’Allemagne dans un premier temps vers l’hostilité anti-marocaine. Imagines-tu un seul instant que l’Allemagne puisse oser appeler à une réunion urgente du Conseil de sécurité de l’ONU dès le 17 décembre 2020, soit à peine une semaine après la reconnaissance par les USA de la marocanité du Sahara, sans l’aval, sinon la demande de la France ? Je te dirais d’une manière cavalière que la France n’a pas eu le culot de le faire elle-même, même si le knock-out trumpien l’a meurtrie autant que l’Algérie elle-même. D’ailleurs, as-tu remarqué que Macron n’a jamais su ou pu s’accorder avec le nouveau statut marocain de puissance régionale et continentale. Bien au contraire, il a multiplié ménagements et signes d’amabilité à l’égard des militaires d’Alger (reconnaissance du mal de la colonisation, rapport Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie, visites officielles à Alger…etc.), sans compter le fait qu’il n’ait jamais apprécié la forte implication marocaine dans la résolution du conflit libyen.
Par ailleurs, la diversification des fournisseurs du Maroc au registre des infrastructures ou les grands projets, sans compter l’armement et le transfert de technologie, agace le milieu patronal français depuis les commandes du TGV (Tanger-Casablanca) et le Tramway (Casablanca et Rabat) arrachées au forceps par Sarkozy. Pis, dans les domaines aussi stratégiques que les assurances, les banques, les télécoms ou le BTP, le Maroc a pu s’établir confortablement dans une trentaine de pays africains. Autant de parts de marché perdus par la France et les substratums entrepreneuriaux de la Françafrique ! Je ne te parle même pas du « Rafale », des chantiers navals français et autres types d’armement boudés au profit des USA, de l’Italie, du Brésil et d’autres. L’ère de la « concorde franco-marocaine » inébranlable semble aujourd’hui révolue. Voilà pourquoi la France s’est-elle tournée également vers l’Espagne pour l’inciter à troubler la marche marocaine vers le rayonnement dans sa région comme vers l’expansion économique dans son continent. De la même manière que pour l’Allemagne, je te demande : « Comment l’Espagne peut-elle oser accueillir le chef du Polisario et l’hospitaliser chez elle sous un faux nom et un faux passeport sans l’aval, sinon l’encouragement de la France ? ». Vois-tu, tout cela désigne la France au mieux comme complice, et au pire comme instigatrice de ces stratagèmes ».
« Tu vas alors jusqu’à penser que la France serait responsable de la fameuse campagne autour du logiciel d’espionnage israélien Pegasus ? », demandais-je à M.Seddik.
« Comment veux-tu qu’il en soit autrement ? », me répondit-il.
« Dans quel but précis, selon toi ? », interrogeai-je.
« Ce n’est pas à toi, mon ami, que j’apprendrai que depuis César, la rumeur (qu’on appelle aujourd’hui les « fake news ») a été élevée au rang d’outil diplomatique central dont l’utilité consiste à fragiliser autant l’ami que l’adversaire pour obtenir des concessions en prévision de négociations devant mener soit au compromis, soit au casus belli franc et dûment acté par les deux parties. En l’occurrence, la France et le Maroc en sont aux subterfuges judiciaires, doublés d’un jeu de go diplomatique sourd où fleurissent les non-dits et où les médias servent de « conducteurs de messages ». Ainsi, dès le lendemain de la publication des vraies-fausses révélations de Pegasus, le ministre marocain Bourita a accouru à Paris pour prévenir une malencontreuse extension diplomatique de l’affaire. Oui, je suis formel, après les colossales manœuvres militaires terrestres (y compris au Sahara) et aéronavales (au large de l’Atlantique) américano-marocaines, la France a fini par comprendre qu’elle peut faire le deuil de sa relation exclusive et, à certains égards, fusionnelle avec le Maroc. Celui-ci l’a, quant à lui, déjà fait. Mieux, il a consacré les cinq dernières années à étouffer ou « pointer » les services de renseignement français et leurs auxiliaires non seulement chez lui, mais également sur une large étendue de la sphère subsaharienne. Les Américains, les Britanniques et les Chinois s’en réjouissent »
Mon dernier interlocuteur est un colonel retraité de la DGSE qui a rejoint l’un des célèbres instituts parisiens voués à la stratégie, et qui est par ailleurs chercheur associé au CNRS. Appelons-le Marc. Il m’a été recommandé par la compagne d’un ami qui a rejoint la préfectorale après un passage remarqué dans ce qui était appelé naguère les « RG ». Le colonel Marc me fut d’un concours précieux, tant il a fait montre d’un franc-parler rare pour un ancien cadre de l’espionnage extérieur français.
« La classe politique française n’a pas pris la mesure des pas géants réalisés par le Maroc dans le domaine sécuritaire. Fini le temps où le royaume chérifien s’en remettait à l’assistance des Raymond Sasia et autre Préfet Richard (ex-reponsable de la coopération policière internationale, NDA). Fini le temps aussi où les arcanes du pouvoir chérifien étaient infestées d’agents du défunt SDECE, au point que cet organisme comptait dans ses rangs une armée d’ »honorables correspondants » marocains allant du Pacha du coin au ministre ! Aujourd’hui, le Maroc se présente au monde avec un système sécuritaire éblouissant par ses performances, où chacune de ses composantes, tout en gardant jalousement ses propres spécificités, cultive la complémentarité et le soutien des autres. Ce système est caractérisé par une transversalité que nous peinons à instaurer en France. Toutes les composantes du système collaborent efficacement et promptement, sans états d’âme. Les Directions des affaires générales (DAG) dépendant de la préfectorale y apportent leur armée de moqaddems et cheikhs – un corps d’auxiliaires unique dans le monde ! – qui traquent le moindre mouvement suspect dans les zones urbaines et rurales. Tout en remontant vers leur hiérarchie le renseignement, fût-il des plus insignifiants, ces soldats de la proximité collaborent avec l’ensemble des polices (PJ, RG, DGST, Gendarmerie, Bureau central d’investigations judiciaires (BCIJ) et même les 2ème et 5ème bureaux des FAR). La formation de la police marocaine a évolué vertigineusement en qualité et en contenus depuis trois décennies, à un point qu’on peine à imaginer en France. A titre d’exemple, la traque des activistes et des affidés du radicalisme islamiste est chapeautée par des cadres très au fait des courants doctrinaires islamistes. A la fois extrêmement verrouillés et néanmoins conçus en vases communicants, les différents services sécuritaires se distinguent par l’agilité et la diligence. Les services occidentaux sont souvent bluffés par l’extrême rapidité et la disponibilité à nulle autre pareille de leurs partenaires marocains. Depuis une décennie, une refonte totale du système marocain a permis d’en faire un outil central de la souveraineté du Royaume. La Direction générale des études et de la documentation (DGED), l’équivalent de la DGSE française et de la CIA américaine, s’est hissée au rang d’acteur incontournable de la grande diplomatie chérifienne. Au point que son patron, le discret Mohamed Yassine El Mansouri, est chargé ponctuellement de missions sensibles auprès de chefs d’Etats, notamment africains et arabes.
Ainsi, peu à peu, le Maroc s’est émancipé de la tutelle française à ce registre sécuritaire. De telle sorte que les angles morts se sont multipliés face aux services d’espionnage français non seulement au Maroc où ces services ont été sérieusement « containmentés » et cantonnés au « minimum syndical », mais également en Afrique, notamment de l’Ouest, où nombre de présidents bénéficient de l’expertise marocaine en matière de protection et de supervision sécuritaires ».
Le Colonel Marc me sembla content de me voir quasiment ébahi par sa connaissance du système sécuritaire marocain. Je n’ai donc pas hésité à m’avancer davantage sur ce terrain si sensible. « En quoi ces performances marocaines puissent-elles déranger la France, puisque la Maroc collabore loyalement avec elle dans les domaines de la lutte contre le terrorisme, la grande criminalité, l’immigration clandestine, le trafic de drogue et des êtres humains ?.
Mon interlocuteur marque un temps d’arrêt, tire quelques bouffées de sa volumineuse cigarette électronique et me fixa longuement, avant de me dire : « chaque performance marocaine en matière de renseignement, surtout si les cibles se trouvent sur le sol européen, peut certes réjouir et parfois soulager les services français, mais ne constitue-t-elle pas également l’expression d’une contre-performance française ? Rappelez-vous les pieds de nez faits à l’Allemagne, à la France et à bien d’autres puissances par les services américains qui n’ont jamais vraiment joué jeu franc avec leurs homologues européens ! Sur ce terrain-là, rarement la confiance règne entre les pays, fussent-ils des alliés ».
Que dois-je comprendre à cette réponse en ombre chinoise ?
« Mais encore ? », demandai-je.
« Si vous saviez le nombre de renseignements communiqués par les services marocains à leurs homologues espagnols, français, allemands et même américains aussitôt abandonnés aux archives, uniquement parce qu’ils concernent de près ou de loin la question saharienne ! On ne coopère jamais à l’aveugle entre services de renseignement ! La confiance se joue au coup par coup. A vous de tirer les conclusions de ce que je viens de vous dire ! », me répondit Marc en me quittant.
Beaucoup d’autres choses m’ont été confiées par mes interlocuteurs sous le sceau de la confidentialité, mais elles ont été extirpées de cette enquête qui, avant publication, a été préalablement montrée à tous ceux qui y ont contribué. C’était ma promesse et ce fut leur choix.
Je signale également le fait que trois de mes interlocuteurs se sont littéralement rétractés à la lecture de mon texte originel. De ce fait, ils en ont été par moi complètement ôtés et leurs propos supprimés.
Néanmoins, j’estime qu’au terme de cette enquête entamée bien avant que n’éclatât l’affaire « Pegasus » et par moi conclue avant-hier, un certain nombre de mes appréhensions ont été confirmées et beaucoup de mes illusions de citoyen binational ont bel et bien été balayées.
« Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ! », écrivit naguère l’incontournable Voltaire.
*Journaliste-Anthropologue