Depuis la constitution de la société humaine, l’Homme a toujours cherché à défendre par tous les moyens son territoire et à renforcer sa puissance en s’alliant avec d’autres pour garantir sa sécurité. Cette volonté de nouer des alliances, n’avait pas toujours qu’un aspect guerrier mais visait aussi à renforcer d’une part les chances de la paix, et de l’autre, défendre des intérêts matériels en exportant ses surplus, et en important ses besoins. L’intérêt et la survie du groupe primaient sur le reste pour conclure des alliances avec l’extérieur.
Durant l’histoire humaine, c’est le réalisme qui a donc le plus souvent prévalu entre les sociétés et les États, et non les principes idéologiques ou moraux. Cinq siècles avant Jésus, l’historien et stratège Thucydide tentait de rationaliser ce phénomène en se penchant sur la guerre de Péloponnèse et le conflit entre Athènes et Sparte. Il critiqua d’abord son maître Hérodote, qu’on surnomme le père de l’histoire, lui reprochant de chercher, dans ses analyses, le plaisir du lecteur et l’amour du merveilleux, au lieu de se concentrer sur les enseignements politiques qui découlent de l’histoire. De sa réflexion se dégagea sa philosophie sur l’histoire, à savoir que les événements politiques sont les conséquences des lois générales qui gouvernent les hommes, et que l’intérêt est le mobile de l’action. Pour lui, le politique, ou le dirigeant, doit se garder d’être entraîné par ses passions.
Quinze siècles après, Nicolas Machiavel vient réaffirmer autrement mais à sa manière ce principe. Dans la gestion de l’État, la primauté revient toujours au réalisme et au gain politique, conseilla-t-il au prince. L’action politique doit, par conséquent, être indépendante de la morale et de la religion. Selon lui, le vrai homme politique est celui qui sait voir venir les changements et qui les négocie au mieux, au bénéfice de la nation et indépendamment des préjugés moraux.
Pour appliquer ces principes pragmatiques à la politique, Otto Van Bismarck, au 19e siècle, donna force à cette approche, en établissant un équilibre entre les grandes puissances européennes grâce à un système d’alliances. A l’intérieur même de la Prusse, il essaya, vaille que vaille, de trouver des terrains d’entente entre conservateurs et socialistes. Pour lui, le seul élément fédérateur pour maintenir la puissance d’une nation, est l’égoïsme d’Etat, et non le romantisme idéologique. Il aimait répéter qu’il n’est pas digne pour un grand État de se quereller pour des choses qui n’entrent pas dans ses propres intérêts.
Cette école a également produit un autre stratège au 20e siècle en la personne de Henry Kissinger. Pour ce diplomate américain aguerri, la diplomatie doit être pragmatique, et axée seulement sur les résultats. Durant toute une vie au service de son pays, il n’a fait que nouer des alliances tout en dénouant des crises avec les autres puissances. Cette approche a permis la signature en 1973 des accords de Paris et la fin de la guerre du Vietnam, l’initiation d’une politique de détente avec l’URSS, puis le rapprochement avec la Chine pour contenir Moscou.
En rappelant à notre souvenir Thucydide, Machiavel, Bismarck, ou Kissinger, notre objectif est de souligner que la réalpolitique moderne est l’approche privilégiée dans les relations entre les Etats. Elle favorise certes les intérêts nationaux mais elle tend, en même mouvement, à trouver des compromis aux situations et conflits inextricables. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la realpolitik favorise également le multilatéralisme car elle est plus un jeu de puissances et d’alliances, et moins un jeu basé sur des accointances idéologiques. Son objectif est de nouer des alliances pour ne pas être obligé de recourir à la confrontation directe et, ce faisant, neutraliser le ou les éventuels adversaires.
L’école réaliste se base donc sur une juste et lucide évaluation des rapports de force en présence pour trouver une issue pacifique, ou une sortie à une crise qui risque d’être désastreuse pour tous les acteurs. Ce n’est donc pas du cynisme quand la realpolitik privilégie une approche qui favorise les intérêts politiques et économiques immédiats et durables pour servir la paix. Au contraire, quand les intérêts nationaux sont bien défendus, la paix et l’équilibre géostratégiques en sortent renforcés.
Dans les temps modernes, c’est la realpolitik qui domine le jeu international entre les États, et les exemples ne manquent pas. Le rattachement de la Crimée à la Russie, la reprise récente du Haut Karabakh par l’Azerbaïdjan en sont les récentes démonstrations. Et la liste d’exemples similaires est longue. Chaque gouvernement cherche par nature à défendre ses propres intérêts à travers des accords et des alliances avec d’autres paissances. La base idéologique de cette approche ne sont pas les jugements de valeurs mais plutôt les retombées économiques ou géopolitiques sur la nation. L’autre mot qui décrit la realpolitik, c’est le pragmatisme qui dans le langage courant veut dire la capacité et la propension d’un État à s’adapter à la réalité qui l’entoure et à user des atouts qu’il possède.
En realpolitik la réussite est le seul critère de vérité. Cette forme d’empirisme valorise l’efficacité, la rentabilité, la mise en pratique de ce qui fonctionne réellement, plutôt que de prendre en compte des considérations abstraites ou théoriques. Cette théorie est opérationnelle parce qu’elle agit sur le réel. Autrement dit, la realpolitik n’a de sens que par ses implications et ses retombées concrètes sur le pays et sur les citoyens.
Le réalisme en politique extérieure poursuit seulement et uniquement l’intérêt intrinsèque du pays, contrairement à l’école idéaliste qui préconise la primauté des principes moraux de justice et d’équité pour gouverner le monde. L’idéalisme, qui ne reconnaît ni l’importance de la puissance ni les enjeux géostratégiques, devient une forme de fanatisme idéologique qui, hélas, peut mener à plus de violence et d’instabilité. L’idéalisme en relations internationales a peu de portée sur le réel, pour une raison simple que le système international est par essence anarchique et ne répond qu’aux seuls rapports de force et d’alliances ainsi qu’aux intérêts des acteurs que sont les États.
Ahmed Faouzi, chercheur en Relations internationales. Docteur en coopération internationale de Paris I Sorbonne et de Paris VII Jussieu Paris.