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Les jeudis de Mohammed El QANDIL. Comme un pardon !

Tout grand art naît du dépaysement, du désenchantement, de la blessure profonde et rare

Par: Mohammed EL QANDIL *

C’est à peine si je distingue les mots de leurs semblables. Si j’arrive à oublier la fatigue du jour et les rêves de minuit.

C’est à peine si j’arrive à croire à la valeur des choses, à leur existence qui remplit la vie de joie ou de tristesse, à leurs dons mystérieux qui risquent de faire basculer le regard vers une prairie ou vers un désert incommensurable.

Un ami, qui s’est arrêté de peindre il y a longtemps, vient de reprendre les pinceaux, se remettre devant une toile ou n’importe quel support de peinture, expérimente les couleurs de nouveau, se salit les mains encore une fois… n’a pas tardé à me confier qu’une couleur peut être celle du pardon, d’une retrouvaille avec soi-même, repensant les jours d’éloignement comme une absence forcée qui continue à croire à la valeur des mains réfléchissant le monde.

Comme un enfant qui retrouve son jouet favori, un lecteur assidu la fleur qu’il a mise sur une page préférée, un amoureux qui touche dans le regard de sa bien-aimée l’amour dont il a toujours rêvé, au bord de ses larmes, mon ami décrit la scène avec un sentiment difficile à traduire, renouant avec un langage d’euphorie longtemps absent de son discours, de ses gestes, de sa manière de voir les êtres et les événements qui le côtoient.

J’ai écouté. Je n’ai pas rétorqué, de peur de briser cet aveu qui lui a coûté tant.

Comme quoi l’oubli de l’être dont parlait Heidegger finit par rendre les gens étrangers à eux-mêmes.
Je n’ai pas à lui donner raison ou tort ! Je n’aime pas porter de jugement sur les choses de l’art !

Je ne sais pas vraiment si une couleur peut être un pardon ou une malédiction, si se salir les mains revient à dire se nettoyer le cœur comme il laisse à entendre, si tracer des lignes, des traits, penser une composition, doit nécessairement mener à la quiétude voire à la paix du cœur !

Tout ce que je sais, c’est que « la vie est courte et l’art est difficile » comme l’a si bien dit Baudelaire. Et que l’art exige une disponibilité, une présence, un sacerdoce… dont seuls ceux ou celles qui ont fait le deuil de ce monde en sont capables.

Tout ce que je sais, c’est que l’artiste, le véritable, se nourrit de ses désillusions comme de ses rêves, et que partir, revenir, se tenir au bord du précipice, avoir les yeux farcis d’aube ou de chagrin, l’élève au- delà de lui-même, le porte au fin fond de soi, pour ne ramener que ce dont il a besoin et nous y compris.

Tout ce que je sais, c’est que l’artiste appelle de ses vœux l’ordinaire, la platitude, le prosaïque… pour en tirer, en fin de compte, l’extraordinaire, l’imprévu, le bouleversant… je pense ici à la réaction d’Alberto Giacometti se réveillant à l’hôpital avec une triple fracture : « Enfin, quelque chose m’arrive ! ». Je pense à Anna Akhmatova devant les murs de la prison de Leningrad, se tenant dans un rang pour voir son fils, contemplant la grisaille qui l’entoure, les yeux des gens qui subissent l’offense chaque jour pour voir ceux qu’ils aiment à l’intérieur. Je pense à cette femme qui l’a reconnue, qui lui a demandé avec un accent douloureux : « Peux-tu décrire cela ? » et à la réponse d’Anna : « Oui, je peux ! ».

Un des plus beaux poèmes de la littérature russe voire mondiale- Requiem- est né ce jour-là grâce à cet acquiescement.

Tout ce que je sais, c’est que tout grand art naît du dépaysement, du désenchantement, de la blessure profonde et rare. Parfois, un sourire courageux, une lueur orpheline, un cri d’enfant, une rencontre fortuite… peut – et doit- traverser ces ombres et en tirer des œuvres toutes belles, noyées dans ce que William Shakespeare appelle « The milk of human kindness ».

*Poète, chercheur en littérature et arts plastiques /Inspecteur pédagogique 

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