
Par: Chakib HALLAK *
À première vue, la comparaison peut sembler improbable, presque fortuite. D’un côté, Marcel Reich-Ranicki, surnommé le « pape de la littérature allemande », imposait ses jugements sur les plateaux de télévision, figure médiatique redoutée pour son verbe tranchant et son autorité critique ; de l’autre, Taha Hussein, considéré comme «le doyen de la littérature arabe», défendait la raison critique dans les cercles intellectuels du Caire, dans une posture plus académique. Deux univers, deux histoires, deux langues, deux contextes culturels que tout semble opposer. Et pourtant, une même vocation les rapproche : celle d’une critique littéraire exigeante, incarnée, fondée sur une autorité intellectuelle forgée par le savoir, la rigueur et une foi inébranlable dans le pouvoir de la littérature — non seulement comme art, mais comme outil de vérité, de liberté et d’émancipation.
Deux figures centrales de la critique
Taha Hussein (1889–1973), souvent surnommé « le doyen de la littérature arabe », demeure l’une des figures intellectuelles majeures du monde arabe au XXᵉ siècle. Devenu aveugle à l’âge de trois ans à la suite d’une maladie mal soignée, il ne se laisse jamais entraver par son handicap. Élève à Al-Azhar, haut lieu de l’islam sunnite, il y acquiert une solide formation religieuse avant de rejoindre la jeune Université égyptienne, où il découvre les idées modernes. En 1914, il part pour la France, étudie à Montpellier puis à la Sorbonne, et soutient une thèse d’État sur Ibn Khaldoun sous la direction d’Émile Durkheim.

Ce séjour en Europe marque une rupture décisive dans son parcours. Taha Hussein y découvre la pensée cartésienne, la philosophie des Lumières et s’approprie les outils de la critique historique. De retour en Égypte, il devient l’un des artisans du renouveau intellectuel arabe. Défenseur de la raison critique, de l’ouverture culturelle et de l’émancipation par le savoir, il milite pour une éducation accessible à tous, refusant qu’elle soit le privilège des élites. Haut responsable au ministère de l’Éducation, il transforme les écoles coraniques en écoles primaires laïques, affirmant que l’instruction doit être aussi vitale que « l’eau et l’air ». Cette formule, tirée de son autobiographie Le Livre des jours (Al-Ayyam), résume à elle seule son combat : faire de la culture et du savoir les fondations d’une société libre et éclairée.
Dans L’avenir de la culture en Égypte (Mustaqbal al-thaqafa fi Misr, 1938), il affirme : « La liberté intellectuelle est la condition première du progrès. »
Et d’ajouter : « Et je ne connais rien qui pousse l’âme, en particulier les âmes naissantes, à la liberté et parfois à l’excès comme la littérature. »
Avant de conclure, avec lucidité : « La liberté impose un lourd fardeau aux hommes libres. »
Entre Le Caire et Berlin, entre l’Orient et l’Occident, un autre critique, tout aussi passionné et redouté, faisait de la littérature une affaire de vérité et d’émotion : Marcel Reich-Ranicki.
Né en 1920 en Pologne, d’un père juif polonais et d’une mère juive allemande, Reich-Ranicki passe son adolescence à Berlin, où il se découvre une passion pour la littérature et le théâtre. En 1937, l’Université de Berlin lui refuse l’inscription en raison de ses origines juives, et l’année suivante, il est expulsé vers la Pologne. Il connaîtra alors l’enfer du ghetto de Varsovie, dont il parvient à s’échapper en 1943 avec son épouse Teofila, échappant ainsi à la déportation vers les camps de la mort.
De 1948 à 1949, il est membre du corps diplomatique polonais à Londres — une période trouble de sa biographie, durant laquelle il reconnaîtra plus tard avoir travaillé comme espion pour la Pologne, grâce à ses talents linguistiques. Il participe également à la commission de censure polonaise. En 1958, il s’installe en Allemagne de l’Ouest et entame une carrière de critique littéraire. Collaborateur du prestigieux hebdomadaire Die Zeit (1960–1973), puis chef du service littéraire du Frankfurter Allgemeine Zeitung (1973–1998), il s’impose comme l’arbitre redouté du goût littéraire allemand.
Sa notoriété atteint son apogée avec l’émission télévisée Das Literarische Quartett (1988–2001), suivie par des millions de téléspectateurs. Ses jugements, tranchants et sans concession, faisaient trembler écrivains et éditeurs, dont il pouvait sceller le succès ou la chute. Dans son autobiographie Mein Leben (Ma vie, 1999), il résume avec force sa conception de la lecture : « Je ne demandais pas à un roman de me distraire, mais de me bouleverser. »
Littérature et responsabilité
Chez Reich-Ranicki comme chez Hussein, la critique est une forme d’engagement. Ni l’un ni l’autre ne croient à la neutralité du lecteur ou du commentateur. Le jugement fait partie intégrante de leur travail. Dans Meine Geschichte der deutschen Literatur (2001), Reich-Ranicki écrit : « Le critique n’est pas un arbitre neutre. Il doit prendre parti — pour la qualité, contre la médiocrité. »

Il n’hésite pas à faire preuve de mordant, comme dans cette réflexion célèbre sur sa rencontre avec l’écrivaine Anna Seghers : « Qu’ai-je appris de ma conversation avec Anna Seghers ? Que la plupart des écrivains ne comprennent pas plus à la littérature que les oiseaux à l’ornithologie. »
Le monde entier connaît Marcel Reich-Ranicki pour une image devenue emblématique : en 1995, il apparaît en Une du Spiegel, brandissant un livre déchiré, un morceau dans chaque main, le visage fermé. Ce photomontage célèbre – bien que fictif – illustre à merveille son rejet viscéral du roman «Une si longue histoire» (Ein weites Feld) de Günter Grass, qu’il accuse de brouiller et d’alourdir inutilement le récit de la réunification allemande. Le geste, spectaculaire, témoigne de la manière dont Reich-Ranicki savait faire de la critique un acte public, parfois théâtral, toujours engagé.
Taha Hussein, quant à lui, scandalise les milieux conservateurs arabes près de soixante-dix ans plus tôt, lorsqu’il publie en 1926 De la poésie préislamique (Fi al-shi‘r al-jahili). Dans cet ouvrage audacieux, il applique les méthodes de la critique historique aux textes traditionnels et conclut que nombre de poèmes attribués à l’époque antéislamique auraient en réalité été composés plus tard, à des fins idéologiques. Cette remise en cause des fondements littéraires – et, implicitement, religieux – déclenche une tempête, à la mesure de l’audace de sa pensée.
Comme Reich-Ranicki, Hussein place la critique sous le signe de la liberté intellectuelle, quitte à provoquer, choquer, ou déranger:
« Ce n’est pas parce qu’un texte est ancien qu’il est sacré. »
Et plus loin, il appelle à relire les textes avec l’esprit critique de son temps :
« Il faut lire notre patrimoine non pas avec les yeux du passé, mais avec l’intelligence du présent. »
L’ouvrage de Taha Hussein marque un tournant décisif dans la vie intellectuelle arabe. Non seulement il ouvre la voie à une lecture critique et historique des textes traditionnels, mais il introduit aussi des méthodes d’analyse inspirées des sciences humaines européennes, rompant avec les approches purement philologiques ou apologétiques. Comme le rappelle le numéro 167 du magazine Daawat Al-Haq, « il devint sans aucun doute une référence dans les études littéraires modernes, au point de constituer une nouvelle étape dans la recherche sur la littérature arabe. C’était un ouvrage qui consacrait une approche orientaliste moderne dans l’étude de la littérature et de la critique. »
Par son audace intellectuelle, ce livre ne fit pas que susciter la polémique : il redéfinit durablement les cadres de la critique littéraire dans le monde arabe.
Deux styles, une même rigueur
Le style de Reich-Ranicki est percutant, frontal, fait pour la joute télévisée. Il revendique une posture sans concession, comme il le déclare dans une interview au Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Je suis un critique redouté parce que je n’ai jamais su faire de compromis. »
Et encore, dans une formule qui résume son credo : « La littérature doit être jugée, pas seulement discutée. »
Le style de Taha Hussein est plus didactique, mais tout aussi ferme.
Dans Le Livre des Jours («Al-Ayyam»), son autobiographie, il explique : « J’écris pour libérer les esprits, pas pour les flatter. » «Écrire, c’est aussi agir; chaque écrivain, chaque artiste ne peut avancer qu’avec honnêteté» dit-il.
Contexte politique et expérience vécue
Ces deux voix critiques sont nées dans des contextes tragiques. Reich-Ranicki, dont la famille a été exterminée pendant la Shoah, voit dans la littérature un refuge vital. Dans Mein Leben, il confie : « J’ai appris à lire dans le ghetto. À lire et à survivre. La littérature m’a sauvé. »
Taha Hussein, quant à lui, fait de la lecture une arme contre l’obscurantisme : « Une nation qui ne lit pas, qui ne pense pas, est une nation qui se laisse mourir lentement. »
Deux héritages, une même passion
Tous deux ont laissé un héritage immense. Reich-Ranicki a modelé le goût littéraire allemand d’après-guerre, défendant une tradition allant de Goethe à Thomas Mann. Hussein a modernisé la pensée littéraire arabe, ouvrant la voie à une critique rationnelle.
Dans Meine Geschichte der deutschen Literatur, Reich-Ranicki rappelle : « Ce qui compte, ce n’est pas ce que l’auteur a voulu dire, mais ce que le texte est réellement. »
Et Hussein de conclure dans «L’avenir de la culture en Égypte» : « La culture ne vaut que si elle éclaire le peuple. »
Conclusion
La comparaison entre Marcel Reich-Ranicki et Taha Hussein n’a, en réalité, rien de fortuit. Tous deux s’inscrivent dans une même conception de la critique comme acte intellectuel et civique, fondé sur la raison, la rigueur et la responsabilité du savoir. Au-delà des différences de langues, de contextes et d’époques, ils partagent la conviction que la littérature ne relève pas du seul domaine esthétique : elle participe d’un projet éthique et social. En donnant à la parole critique une visibilité publique — à travers les débats télévisés en Allemagne ou les réformes éducatives en Égypte —, Reich-Ranicki et Hussein ont redéfini la fonction de l’intellectuel dans la cité. Leur héritage, profondément convergent, rappelle que la littérature n’est pas une simple forme de divertissement, mais un instrument de vérité, un vecteur de liberté et un espace de construction de l’humanité.
*Enseignant-chercheur à Paris


