Le despotisme dans le monde arabe: formes, causes et conséquences (Par Chakib Hallak, Enseignant-chercheur à Paris)

Par Chakib HALLAK*

Introduction.

Nous avons choisi ce sujet pour rédiger un article d’un poids intellectuel, politique et culturel qui aura, nous l’espérons, un impact positif sur son destinataire, puisqu’il s’agit d’un phénomène qui s’est répandu et qui fait rage à différents niveaux de la pyramide de la société arabe. Malgré sa gravité et son importance, le despotisme est l’un des rares sujets à être passé sous silence et à ne pas circuler dans la population, bien qu’il soit entouré d’ambiguïtés de toutes parts, de sorte que les gens ne peuvent pas appliquer l’adage «Connais d’abord ton ennemi» pour pouvoir ensuite le combattre et le vaincre. Cet article tentera de démystifier cette notion à travers les analyses de quelques penseurs arabes et d’en examiner les formes, les causes, les effets et les traitements possibles.

Partie I

La structure psychologique de l’homme arabe.

Étant donné que la liberté de choix entraîne des changements qui, à leur tour, favorisent le progrès des sociétés, l’individu doit commencer par lui-même et réfléchir constamment à la manière dont il peut s’améliorer. L’individu est la pierre angulaire du progrès de la société, et ce processus d’amélioration de soi et de changement commence par la recherche du meilleur en tout.

L’instinct de vie de l’homme le pousse effectivement à emprunter six voies de progrès. Nous les résumons ici :

1) La recherche de la santé et du plaisir.

2) L’acquisition du savoir et des biens.

3) L’élévation morale.

4) La fondation d’une famille.

5) La solidarité avec son propre peuple.

6) L’adhésion à l’humanité, stade suprême du progrès.

Cependant, dans la société arabe notamment, de nombreux obstacles sapent cette volonté de l’individu, l’empêchent de changer sa façon de penser et de s’améliorer, et l’empêchent d’atteindre le progrès qu’il espère dans sa société. Bien que ces obstacles varient d’un cas à l’autre, ils ont tous un rapport avec le despotisme et font de l’homme arabe un «captif», un «type soumis». Ils le forcent à aimer l’autorité, à la respecter inconditionnellement, quelle que soit sa forme: l’autorité du professeur, du chef, du leader politique, du religieux, du juge, du policier, etc. Ils l’obligent aussi logiquement à tenir en haute estime les valeurs d’ordre et d’obéissance. Il devient ainsi rigoureusement lié aux conventions. Il se préoccupe de manière obsessionnelle de ce qui est « licite » et de ce qui est « illicite », de ce qui «se fait» et «ne se fait pas». Il a tendance à juger les autres. Il devient un moralisateur invétéré qui aime stigmatiser et a tendance à percevoir la société à travers un prisme réducteur et manichéen. Il la divise en personnes honnêtes et criminelles, bonnes et mauvaises. Dans son esprit, les faits sont déformés et les réalités complètement effacées. Pour lui, « celui qui demande justice est arrogant et celui qui abandonne ses droits, un sujet fidèle; que le vindicatif est un corrupteur, l’intelligent un mécréant, le fainéant un homme bon et honnête.» (Abd al-Rahmân al-Kawâkibi, Tabâ’i’u al-istibdâd. Traduit en français par Hala Kodmani «Du despotisme», Éditions Sindbad Actes Sud, Paris 2016, p. 97). De plus, il a souvent une pensée conspirationniste, c’est pourquoi il a tendance à désigner des coupables et des boucs émissaires, qu’il choisit de préférence parmi les étrangers, les personnes d’autres races, d’autres religions, etc; une dernière caractéristique de ce type de personne est que son surmoi est fort, exigeant, voire tyrannique, ce qui entraîne une forte répression des pulsions sexuelles et, plus généralement, de toutes les émotions et sentiments.

En bref, «les captifs du despotisme, y compris les plus riches d’entre eux, sont tous des misérables impuissants, avec une conscience, des émotions et une morale décadentes. Il serait injuste de le leur reprocher, sinon par la compassion et le conseil. Bien inspirés étaient ceux qui les ont comparés à des vers sous un rocher. Au lieu de les critiquer, il vaudrait mieux agir avec piété en essayant de soulever la pierre, même en la grattant petit à petit avec les ongles» (Al-Kawâkibi, p.132)

Les différentes causes et formes du despotisme.

Après cette brève description du type psychologique, abordons la difficile question de ses origines. Quels sont les facteurs qui conduisent l’individu arabe à devenir un  « type soumis » ? En d’autres termes, il s’agit d’une question de connaissance : quelle est la chaîne des causes et des effets ?

– Le despotisme de la société

La première cause est à rechercher dans le despotisme de la société. Cette forme de despotisme «est liée à la force exercée par les us et coutumes sur les individus qui la composent. Dans la plupart des cas, l’individu est démuni face à cette force et ne peut la refuser malgré l’absence de tout pouvoir officiel qui la soutient de manière visible. Ce qui le pousse à suivre les traditions n’est autre que l’acceptation, par les gens, de l’ordre l’établi au sein de la société (…) La raison arabe est tellement imbibée par ce principe qu’elle en est devenue prisonnière, et que son seul souci est de préserver l’image de la société ancienne. Cette image détermine en effet les conduites, et la seule préoccupation de la raison est qu’elle ne soit pas déformée aux yeux des autres. Tous les moyens sont utilisés à cette fin, à tel point qu’on se trouve parfois poussé, afin de conserver «cette bonne image» de la Tradition, à adopter des conduites et des comportements opposés à la simple logique. Ces images se transforment alors en statues que chacun sculpte pour lui-même et utilise pour garder ses liens avec la société, ce qui l’amène à refuser de la changer ou même de la voir subir les critiques des autres. La raison arabe devrait donc démolir ces carcans dans lesquels elle s’est enfermée, et se libérer de la mentalité patriarcale comme des traditions et des coutumes qui l’asservissent. C’est ainsi qu’elle retrouvera le champ de la pensée ouverte, et qu’elle gagnera sa liberté de réflexion qui lui donnera le goût de l’affranchissement des entraves, et une plus grande confiance en elle-même». (Source: Muhammad Shahrour, Pour un islam humaniste. Les Éditions du Cerf, Paris 2019, p.331-334)

– Le despotisme du dogme

La deuxième cause est à rechercher dans le despotisme du dogme (al’ qada’ et al’ qadar), qui consiste à croire que toutes les actions humaines, ainsi que les biens que l’individu peut acquérir au cours de sa vie ou le temps qu’il doit vivre, sont prédéterminés depuis l’éternité. «C’est cette idée-là qu’il faut radicalement rejeter, puisque Dieu n’a pas écrit depuis l’éternité qu’un tel sera riche, tel autre pauvre. Il existe toutefois dans la science de Dieu la richesse et la pauvreté comme deux sens contraires. Quant à savoir qui est riche et qui est pauvre, cela n’est écrit pour personne. C’est la volonté humaine qui œuvre à cela dans la limite des lois divines. Le bien et le mal existent et sont à la portée de l’homme qui, par la finalité assignée à ses actions, incarne l’un des deux principes. Et c’est là que réside la justice absolue de Dieu dans Sa création: toutes les actions dont l’homme est capable le prédisposent au bien comme au mal. C’est donc l’homme lui-même qui s’oriente, en fonction de sa conscience, vers telle ou telle fin. La première chose que nous devons changer en nous-mêmes, c’est notre conviction que Dieu ne nous a pas écrit depuis l’éternité le bonheur ou le malheur, la richesse ou la pauvreté, la longue ou la courte vie. Bien au contraire, Il a instauré des lois générales au sein desquelles les hommes agissent de leur plein gré et en toute liberté, et c’est dans cette sphère que se situe la récompense et le châtiment, fruits de la responsabilité humaine. Mettre l’homme face à une seule possibilité prédéterminée de toute éternité trahit une forme de contrainte qui contredit le principe de la liberté de choix, à partir duquel toutes les possibilités sont offertes à l’homme. Par conséquent, toutes les injustices et les persécutions éprouvées par les hommes ne sont pas écrites depuis l’éternité. Quiconque nous persécute ou nous colonise le fait volontairement et par choix libre, ce qui montre que l’injustice et la justice sont équivalentes dans la science divine. D’où la possibilité de vaincre nos complexes, de demander des comptes aux autres, et de les empêcher de nous persécuter, de nous affamer, de moissonner nos vie ou de nous humilier» (Shahrour, pp. 330-331)

– Le despotisme de la pensée.

La troisième cause est à rechercher dans le despotisme de la pensée. Il s’agit du fait d’adopter une opinion, une pensée ou un ijtihad (pour lequel il n’y a pas de texte fixe) et le présenter comme la vérité absolue et indiscutable. Cela conduit à ne pas accepter l’autre pensée, opinion ou ijtihad, à le ridiculiser et à le rabaisser. Cela peut même aller jusqu’à harceler et abuser de ses détenteurs. La pensée arabe est une pensée qui cherche toujours à s’enraciner, c’est-à-dire à toujours s’interroger sur ce qui est licite et ce qui illicite avant même de s’interroger sur ce qui existe et ce qui n’existe pas. Elle s’interroge par exemple sur l’invention d’Internet et cherche, d’abord, à savoir s’il est licite ou illicite avant de comprendre son mode scientifique d’invention, ce qui prouve que cette pensée s’accorde complètement à une forme de despotisme et de «dictature», car dans son mode de réflexion, elle est en permanence préoccupée par le licite et l’illicite:

«Cette tyrannie de la pensée et ce dénigrement de soi se sont installés dans toutes nos sociétés et dans tous les domaines de la vie. Ainsi, l’étudiant délègue à son professeur la tâche de penser à sa place, à tel point que les méthodes pédagogiques s’appuient, du point de vue de l’éducation, sur l’imitation servile, et, du point de vue didactique, sur un apprentissage mécaniquement transmis par l’enseignant aux étudiants. Quant aux examens, ils reposent sur le cumul des informations mémorisées par cœur, et non sur la vérification réfléchie des connaissances et l’interaction avec elles. On a oublié que le fondement de l’enseignement est d’apprendre à l’homme comment réfléchir, et que celui qui est capable de réfléchir et aussi capable d’innover. La maladie de la paresse nous a atteints à cause de ce type de tyrannie adossé à la religion, et nous voilà en train de déléguer aux autres la tâche de réfléchir à notre place, et accepter ce qu’ils disent sans discussion». (Shahrour, p.335)

– La domination de la science du fiqh

La quatrième cause est à rechercher dans la domination au sein de la société arabe de la science du fiqh:

«Le patrimoine [islamique] s’est figé il y a mille ans, au quatrième siècle de l’islam. Depuis, il n’a pas avancé, n’a pas évolué, ne s’est pas renouvelé. La religion constitue toujours la source principale de la pensée du citoyen ordinaire. Les citoyens ordinaires ne se tournent pas vers les sciences naturelles ou les mathématiques pour résoudre leurs problèmes. Ils se tournent vers la religion. Imaginez une religion qui, il y a mille ans, n’ajoute plus rien, n’évolue plus, ne se renouvelle plus (…) Par conséquent, la façon dont les musulmans pensent est en totale contradiction avec notre époque, car ils pensent selon la logique d’il y a mille ans. Un millénaire entier n’est pas anodin. L’humanité a progressé et les sciences ont progressé d’une manière que personne n’aurait pu prévoir. Les musulmans n’arrivent pas à saisir et à comprendre ce grand progrès». (Sayyed Al-qimni, Entretien avec Al Hurra-TV)

Pour conclure cette première partie de cet article, nous souhaitons insister sur le fait que la liberté est une condition sine qua non du progrès scientifique. Ainsi, le despotisme, sous ses formes scientifiques ou intellectuelles, a finalement engendré une grande stagnation du monde arabe. Sur l’ensemble des pays arabes, qui comptent des centaines d’universités, nous n’avons trouvé qu’une dizaine d’universités arabes entrées dans le classement de Shanghai des 1000 premières universités au niveau mondial, contrairement aux pays «non despotiques» dont les universités sont en tête de cette liste. Science et autoritarisme ne font pas bon ménage. La science ne produit pas le despotisme, et ce dernier ne pousse pas dans le sol de la science, mais a son propre sol, son propre environnement et ses propres conditions climatiques dans lesquels il croît et prospère. Plus le sous-développement est profondément enraciné, plus il offre au despotisme la possibilité de croître, de s’étendre et d’empiéter sur le territoire.

*Enseignant-chercheur à Paris

(A suivre)