Par Nasser-Edine Boucheqif*
Et on se retrouve vite coincés entre deux alternatives: « spontanéisme crétin ou organisation rigide[2] ». L’une des raisons majeures de cette attitude résignée est bien sûr le constat de l’échec des grandes révolutions du XXème siècle. On a vu où ça a mené…
Un révolutionnaire ce n’est pas une sorte de légume traversant la vie tel un fantôme.
Il n’est pas non plus cet homme taciturne de la société, sorte de malade qui apparaît comme une exception et ne se comportant pas comme ses frères humains de tous les jours.
Un révolutionnaire n’est pas étranger à l’ordre social, il n’est pas en dehors de sa sphère car il partage les attentes communes, contrairement au rebelle qui est un homme qui échappe à tout ce qui, d’habitude, retient les hommes : les études, les devoirs citoyens, et autres pratiques religieuses etc.
Le rebelle réalise que la joie dans son état pur n’est pas humaine et que la liberté absolue n’existe pas. Tandis qu’un révolutionnaire ne rejette le rôle social que dans la mesure où l’on voudrait lui faire jouer un rôle d’humain chosifié, d’objet déshumanisé.
Mais au-delà et plus important, le rebelle est l’homme universel qui nous fait réfléchir à notre rôle dans ce monde et au sens de notre existence.
Il explore ce que continuer d’être « Je » majuscule, peut signifier dans un monde qui n’offre ni confirmation ni signification personnelle au « je ».
D’une manière un peu exagérée, on pourrait dire que l’un des problèmes majeurs des volontés révolutionnaires (essentiellement dans la première moitié du vingtième siècle) fut l’attention exclusive portée à une infrastructure économique.
C’est ce problème qu’a soulevé W. Reich[3] dans La psychologie de masse du fascisme. Il reproche ainsi l’attention exclusive accordée à l’infrastructure économique dans sa « nécessité historique ». Il leur reproche de vouloir fonder, non pas seulement essentiellement, mais exclusivement, la révolution sociale sur une nécessité déterminée par les conditions économiques. Inutile de préciser qu’il s’agit là d’une influence très orthodoxe (d’une orthodoxie qui frise la caricature), de K. H. Marx[4] :
« La conception fondamentale de K. Marx partait de l’idée que le travail était exploité comme une marchandise, que le capital se trouvait concentré dans quelques mains, que cette situation entraînerait la paupérisation progressive de l’humanité laborieuse. Marx déduisait de ce processus la nécessité d’« exproprier les expropriateurs« . Selon cette vue, les forces productives de la société capitaliste transcendent le cadre du mode de production. La contradiction entre la production sociale et l’appropriation privée des produits par le capital ne peut être abolie qu’en équilibrant le mode de production et le niveau des forces productives. La production sociale doit être complétée par l’appropriation sociale des produits. Le premier acte de cette appropriation sociale des produits est la révolution sociale ; c’est là le principe économique fondamental du marxisme ». [5]
Or, ce que remarque W. Reich, c’est qu’au début du vingtième siècle, « les conditions économiques de la révolution sociale existaient conformément à la théorie de Marx »[6].
Dans ces conditions, il est clair qu’une théorie révolutionnaire qui se base exclusivement sur la nécessité économique devient ridicule : si les conditions économiques sont effectuées, pourquoi la révolution qui doit nécessairement s’ensuivre ne se fit-elle pas ?
L’histoire montre que les masses prolétariennes, même prises dans une extrême paupérisation, se sont en fait rarement impliquées dans une pratique révolutionnaire radicale.
On comprendra dès lors que l’un des principaux problèmes politiques révolutionnaires est bien celui-ci: « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » [7] .
Pourquoi le peuple, en vertu de l’exploitation (économique, physique, morale) qu’il subit chaque jour, ne se soulève-t-il pas ?
Autrement dit : « pourquoi la majorité des affamés ne vote pas, pourquoi la majorité des exploités ne se met pas en grève[8]? ».
C’est qu’on ne peut plus poser le problème de la révolution sociale sans être confronté à cette question. C’est peut-être cette question que n’avait pas su poser K. H. Marx et c’est en tout cas cette question que n’a pas su poser la tradition marxiste « orthodoxe » ou si elle le pose, c’est pour lui offrir cette réponse facile et dangereuse : les masses sont trompées, mystifiées, illusionnées (à moins qu’elles ne soient stupides…).
On invoquera alors d’une manière ou d’une autre un sujet universel (le prolétaire), une rationalité abstraite (nécessité économique), recouverts d’illusions (idéologie) dont il faut le débarrasser.
C’est ainsi qu’on voudra responsabiliser les masses, leur faire atteindre à cette « conscience de classe ». Et ce sera bien là la mission d’une avant-garde révolutionnaire qui pourra à l’occasion s’incarner dans un parti politique, dans une école de pensée etc. que de représenter, de guider ces masses au nom d’une rationalité dont on se réclame : si le peuple est illusionné, c’est qu’il ne voit pas la (vérité) qu’on tachera de lui faire comprendre – de lui imposer, par tous les moyens, avec toute la discipline que peut imposer le travail de « responsabilisation ».
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Texte écrit à Paris en 1985.
[2] G. Deleuze, Dialogues, p. 174
[3] W. Reich (1897-1957), psychiatre, psychanalyste
[4] Karl Heinrich Marx (1818-1883), philosophe, historien, sociologue, économiste et journaliste prussien.
[5] La psychologie de masse du fascisme. Petite Bibliothèque Payot.
[7] B. Spinoza.
[8] W. Reich.