Par Nasser-Edine Boucheqif*
Le constat de l’échec des grands mouvements révolutionnaires du XXème siècle qui ont trahi, on a vu où ça a mené…
À cela G. Deleuze[2] répond: « du possible, sinon j’étouffe… ».
Comment penser les changements et transformations, ou le devenir d’une société ?
C’est évidemment à cette condition que pourra s’élaborer une pensée politique révolutionnaire.
Justement, penser le devenir, c’est au fond ce qu’a essayé de penser Deleuze dans toute son œuvre. Il aborde cette pensée dès son ouvrage Nietzsche et la Philosophie, à travers son interprétation de l’éternel retour.
« L’éternel retour ne peut pas signifier le retour de l’Identique, puisqu’il suppose au contraire un monde (celui de la volonté de puissance) où toutes les identités préalables sont abolies et dissoutes[3] ».
L’éternel retour n’est pas une pensée de l’identique, mais constitue bien la pensée du pur devenir, ou de l’être qui se dit du devenir.
L’éternel retour est une doctrine cosmologique et physique qui s’oppose à toute hypothèse d’un état terminal ou d’un état d’équilibre de l’univers. C’est que, comme dit F. Nietzsche[4], s’il y avait un principe de permanence et de fixité, s’il y avait un seul instant d’immobilité, il ne pourrait plus y avoir de devenir. C’est pour cela que l’éternel retour sera dit Retour de la différence.
Le désir c’est le devenir ou le processus du devenir ou encore la puissance du devenir qui devient.
Le devenir en l’homme ne peut être un devenir de l’homme. Sinon le devenir devient relatif à un sujet du devenir.
Le devenir est puissance, mais toujours une puissance en acte, une puissance qui va au bout de ce qu’elle peut.
Aussi tout l’enjeu sera de penser le devenir sous toutes les identités, sans aucune unité préalable. Ni comme cycle, ni comme fin ou début, ni comme tout ou continuité homogène.
Puisque le devenir ne suppose aucune identité préalable, les catégories de sujets et d’objets disparaissent.
Le devenir n’a pas d’objet ou de fin, de but (il n’y a donc pas de progression ou de régression dans le devenir) et c’est toute la question.
Le devenir n’a pas de sujet. Il y a devenir, pur devenir.
Le devenir ne manque de rien, puisque c’est toujours au nom d’une identité qu’on manque: le devenir est pleine positivité.
« Le manque implique la position d’un idéal transcendant », ça veut aussi bien dire que le désir implique la production d’un fantasme, c’est même la seule chose qu’il est capable de produire quand il est déterminé comme manque.
Elle compense ainsi le manque sans l’éliminer. Le désir est manque d’objet, mais cet objet est en quelque sorte dédoublé: il se scinde entre le fantasme d’une part et l’objet de compensation d’autre part.
Le devenir, c’est l’immanence: il ne se soumet à aucune identité transcendante, le devenir reste dans la pure immanence de son processus.
« Devenir, c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules, entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient. C’est en ce sens que le devenir est le processus du désir[5] ». Pour G. Deleuze et F. Guattari[6], c’est bien par le mouvement et la vitesse que les choses deviennent.
Il s’agit là de vitesses différentielles puisqu’elles expriment un pur rapport différentiel, c’est-à-dire un rapport exprimant une pure différence indépendante de ses termes conçus comme évanouissant, le rapport différentiel s’est d’abord établi en mathématiques comme rapport entre éléments infiniment petits.
Deleuze et Guattari, dans l’Anti-Œdipe, citent C. Rosset[7] qui explique que chaque fois qu’on insiste sur un manque pour déterminer le désir, « le monde se voit doublé d’un autre monde quel qu’il soit, à la faveur de l’itinéraire suivant: l’objet manque au désir ; donc le monde ne contient pas tous les objets, il en manque au moins un, celui du désir; donc il existe un ailleurs qui contient la clef du désir (dont manque le monde) ».
Il me semble ainsi que Deleuze et Guattari dans leur travail en commun sur Capitalisme et schizophrénie, avaient comme but politique ultime d’offrir une nouvelle conception de la révolution sociale qui la rende à nouveau possible (« du possible sinon j’étouffe… ») :
Comment peut-on encore penser ?
Comment procéder à une révolution sociale ?
Comment peut-on encore faire la révolution et ce en vertu de la répression capitaliste qui opère partout?
Il est vrai que, de nos jours, l’idée d’une révolution sociale paraît condamnée, impensable, donc réduite à l’état d’utopie. Partout on semble avoir perdu confiance en l’idée de révolution. On n’ose penser à la révolution par crainte de l’avenir de la révolution.
Une révolution? D’accord, mais après ? Est-ce que ce ne sera pas pire ? On ne peut plus penser la révolution que dans la fatalité.
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Texte écrit à Paris en 1985.
[2] Gilles Deleuze (1925-1995), historien de la philosophie et philosophe français.
[3] Gilles Deleuze, Différence et Répétition Éd. Minuit.
[4] Frederik Nietzsche (1844-1900), philosophe, écrivain et poète allemand.
[5] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Éd. de Minuit, 1980, p. 334
[6] Félix Guattari (1930-1992), psychiatre, philosophe, politique et psychanalyste français.
[7] Clément Rosset (1939-2018), philosophe français.