Par Chakib HALLAK*
Le 8 juin marquera le 32ème anniversaire de l’assassinat de Faraj Fouda, l’un des penseurs laïques les plus actifs d’Égypte et du monde arabe. L’anniversaire de son assassinat fait régulièrement l’objet de débats intellectuels, qui portent toutefois moins sur ses livres, que sur son assassinat. C’est pourquoi il est important d’aller au-delà de l’assassinat et de se pencher sur des extraits de l’œuvre intellectuelle de ce grand penseur qui a su, mieux que quiconque, résumer avec élégance les différentes méthodes de pensée entre l’Orient et l’Occident:
« Nous avons adopté la voie du sous-développement, dit-il. Nous avons pris les questions secondaires pour des problèmes majeurs (…) Il nous faut nous interroger: pourquoi l’Orient est-il cet Orient-ci et l’Occident cet Occident-là? Je crois, quant à moi, qu’il existe ce que l’on pourrait appeler une méthode de pensée orientale qui procède à partir d’une problématique globale, et celle-ci, une fois établie, rend impossible de traiter les parties. En revanche, la méthode occidentale commence par considérer les parties pour aller vers le tout. Ainsi la porte reste-t-elle ouverte pour traiter les parties et vérifier ensuite les questions d’ordre global. Mais cette différence d’approche et de caractère, que l’on constate entre l’Orient et l’Occident, n’empêche nullement d’établir entre eux une communication dont découleraient des modèles culturels différents quant à leur forme et non quant à la substance et à la nature de ce qu’est la culture ». ( Source: L’hebdomadaire Radio et Télévision, 10 août 1991).
- A) « La vérité absente » (Al-Haqiqa al-ghâ’iba): Le livre qui a causé la mort de son auteur!
Ce livre est le plus virulent de Faraj Fouda car l’auteur s’en prend à un segment important et dangereux de la société égyptienne: les islamistes. Dans ce livre Faraj Fouda résume l’essentiel de ses idées et sa lecture de l’histoire politique de l’Islam, en s’appuyant sur les mêmes sources historiques que les islamistes. Pour lui, l’idée d’une cité musulmane idéale qui aurait existé à l’époque des premiers califes de l’Islam et que les musulmans pourraient imiter en appliquant des lois inspirées de la religion est au mieux une utopie, au pire une formidable illusion intellectuelle. En se basant sur l’histoire du premier siècle de l’Islam, Faraj Fouda montre que les intérêts politiques ont toujours primé sur les considérations religieuses. La piété et les vertus personnelles des compagnons du Prophète ne les empêchaient pas de se livrer à des luttes de pouvoir sanglantes.
Faraj Fouda affirme, par ailleurs, que la situation des musulmans dans le monde moderne est « bien meilleure qu’elle ne l’était dans le califat ».
Nous vous proposons, ci-dessous, une traduction d’extraits de ce livre.
– Islam et politique – Partie I
– « Vous avez peut-être vu les banderoles, « Ô! État de l’islam, reviens. L’islam est la solution », brandies lors des élections politiques et syndicales en Égypte, des banderoles dont on ne sait si elles sont politiques ou religieuses, des banderoles chantées par ceux qui utilisent des slogans religieux et affirment que l’islam est une religion et un État et qui dénigrent ceux qui s’opposent à leur volonté de puissance. Nous proposons ici deux points de vue au lecteur, déclare Faraj Fouda:
1) La société égyptienne est ignorante et éloignée de la religion, et les partisans de ce slogan croient que la mise en œuvre (immédiate) de la charia sera suivie d’une réforme (immédiate) de la société et d’une solution (immédiate) à ses problèmes.
2) Le deuxième point de vue est représenté par plusieurs points:
Premièrement, la société égyptienne n’est pas la Jahiliyyah (l’ignorance), mais la plus proche de l’Islam, et la société égyptienne a été la plus proche des religions depuis l’émergence des croyances religieuses pharaoniques jusqu’à l’Islam, en passant par le christianisme. En témoigne la place prépondérante qu’occupe l’Égypte dans la célébration de pratiques religieuses telles que le Hajj et le Ramadan, jusqu’à ce qu’Al-Azhar devienne le phare de la pensée islamique dans le monde.
Deuxièmement, l’application de la charia est un moyen et non une fin. On le voit bien avec les trois lois sur le statut personnel élaborées en dix ans, dont la première a provoqué les défenseurs des droits de la femme, la deuxième les défenseurs des droits de l’homme, et la troisième a calmé provisoirement la colère des rebelles. Pourtant, le statut personnel, selon la charia, est considéré comme l’un des aspects les plus simples de tout projet politique, puisque le Coran est la seule source de législation dans ce domaine. Le problème, cependant, est que les savants sont confrontés à un nouveau monde différent de celui de leurs prédécesseurs; un monde dans lequel, par exemple, le statut de la femme a complètement changé. Le droit de la femme au travail est devenu indiscutable et irrévocable. Nous vivons donc dans une société très différente de celle de Shafi’i ou celle de Ibn Hanbal (…) Le problème des logements est également à l’ordre du jour (…) Lorsque l’on pose ce genre de questions et que l’on cherche des réponses, on se rend compte que l’on se trouve dans une phase de course d’obstacles. Je vais vous donner un exemple de ces obstacles: le choix du souverain. Vous pensez que les conditions que doit remplir un souverain sont simples, oh non. L’une des conditions que l’on retrouve dans tous les livres de droit est que le souverain doit être un Qurayshite, une condition qui a été établie pour justifier le règne des Omeyyades et des Abbassides et pour diviser le peuple entre ceux qui ont du sang bleu (les dirigeants qurayshites) et ceux qui ont du sang rouge (la majorité dominée). (…) Le Coran et les hadiths ne précisent pas comment cette question doit être évaluée, et le califat a été établi de six manières différentes pour les quatre califes, puis Muawiya par l’épée, puis Yazid par l’héritage, ensuite vient la question de la choura, et nous constaterons que peu de gens sont intéressés par l’application de la question de la choura, tandis que la majorité s’en moque.
Troisièmement, la bonne santé de la société ne dépend pas de l’application de la charia; nous sommes face à trente ans de califat. Le règne d’Abu Bakr s’est perdu dans ses guerres avec les apostats, et celui d’Ali s’est perdu dans ses guerres avec ceux qui rejetaient son autorité. Personne ne peut remettre en question leur foi ou la façon avec laquelle la charia a été appliquée pendant leurs règnes respectifs. Les gens vivaient dans l’ombre du Prophète et suivaient le Prophète de près et avec amour, et pourtant l’état du pays était différent pendant leurs règnes. Omar a réformé l’État et les gens l’aimaient, tandis qu’Othman a connu des conflits pendant son règne, au point d’appeler explicitement à sa mort par les mains des musulmans. L’appel n’émanait pas d’hypocrites, mais de croyants rebelles (…). Bien qu’Omar et Othman soient morts assassinés, Omar a été tué par un captif perse et Othman a été tué par des musulmans, sa famille n’a pas pu l’enterrer pendant deux jours, les musulmans ont refusé de prier pour lui, son corps a été jeté avec des pierres et un musulman a attaqué son corps ; une de ses côtes a été cassée et il a été enterré dans un cimetière juif.
– Othman n’était-il pas l’un des meilleurs compagnons, le plus dévoué à la foi et l’un des promis au paradis ? Oui, il l’était!
– La loi islamique n’était-elle pas appliquée? Oui!
– Le bien-être des sujets et la réalisation de la justice et de la sécurité en ont-ils résulté? Non.
Le premier résultat: La justice n’est pas obtenue par la droiture du dirigeant, ni par celle des sujets, ni par l’application de la charia, mais par le système de gouvernement, c’est-à-dire les contrôles qui rendent le dirigeant responsable, l’empêchent et le destituent s’il va à l’encontre des intérêts de la nation.
– Islam et politique – Partie II
Le système de gouvernement à l’époque d’Othman se caractérisait comme suit:
– La gouvernance à durée indéterminée.
– Il n’y a pas de responsabilité ou de punition pour le dirigeant s’il commet des erreurs.
-Les sujets ne peuvent pas lui retirer leur allégeance ou le destituer.
Mais la question est de savoir s’il existe d’autres règles ou un système de gouvernance clairement défini dans l’islam.
Deuxième résultat: L’application exclusive de la charia n’est pas l’essence de l’islam, elle a été appliquée et il s’est passé ce qui est arrivé à Othman.
Troisième résultat: -La charia n’offre pas de solutions à de nombreux problèmes sociaux, car elle ne peut pas répondre aux questions suivantes: 1) Comment les salaires augmentent-ils ou diminuent-ils si la charia est appliquée ? 2) Comment le problème complexe du logement peut-il être résolu si la charia est appliquée ? 3) Comment le problème de la dette extérieure peut-il être résolu si la charia est appliquée ? 4) Comment le secteur public peut-il être transformé en un secteur productif si la charia est appliquée ? Si les islamistes tentent de répondre à ces questions, ils se trouveront confrontés au dilemme dont nous parlons, à savoir l’élaboration d’un programme politique.
Quatrième résultat: il y a une différence entre l’évitement et la confrontation. La société ne changera pas et les musulmans n’évolueront pas s’ils se laissent pousser la barbe et se rasent la moustache, s’ils se concentrent sur l’enveloppe de la religion et négligent son essence, ce n’est pas ainsi que nous affronterons le XXIe siècle.
- B) « L’avertisseur » (Al-Nadir).
Nous vous proposons maintenant une traduction de quelques citations tirées de son deuxième grand livre: « L’avertisseur ». Le titre en dit long.
C’est un cri d’alarme pour un pays dont les institutions ont été corrompues par la corruption et l’obsession du pouvoir, permettant ainsi à l’islam politique de prospérer.
Le livre se compose de deux parties principales:
La première partie traite du passé des groupes islamistes politiques, menés par les Frères musulmans, de la manière dont ils ont grandi, gonflé et envahi les institutions de l’État et la société sur le plan économique et social, ainsi que de l’incapacité de l’État à reconnaître le danger de ces mouvements et de ce qu’il doit faire pour y faire face. Faraj Fouda déclare que le mouvement islamiste « a déjà réussi à former un État parallèle », un État dans l’État, avec son économie sous la forme de sociétés d’investissement, son armée sous la forme de groupes islamistes armés et son entité politique sous la forme du Bureau d’orientation des Frères musulmans, en dépit de l’interdiction légale du groupe. Le mouvement islamiste a également infiltré l’establishment religieux officiel, comme le cheikh d’Al-Azhar appelant les électeurs à voter pour ceux qui exigent l’application de la charia (c’est-à-dire les candidats de l’Alliance islamique), et le journal du parti au pouvoir, Al-Liwaa al-Islami, appelant les citoyens à ne pas traiter avec les banques nationales et à limiter leurs transactions aux banques islamiques. Il a également pénétré les médias publics, où la dose de la religion a augmenté dans les journaux, les feuilletons et les sermons télévisés, tels que les sermons du cheikh Mohamed Metwally al-Shaarawi (1911-1998).
Dans « L’avertisseur », Faraj Fouda indique clairement que le retour à l’islam politique est le retour à une ère de défaite: « Nier la laïcité, dit-il, c’est ignorer la civilisation moderne, appeler au blasphème, c’est ignorer la laïcité, appeler à un État religieux, c’est ignorer les droits de l’homme, et appeler au califat, c’est ignorer l’histoire ».
La deuxième partie ressemble davantage à un livre de prophéties sur l’avenir de ces groupes et sur ce qu’ils feront s’ils parviennent à prendre le pouvoir en Égypte. Fouda a déclaré également que leur fin était inévitable et que le peuple les rejetterait dès que leurs intentions seraient connues:
« Ils deviendront de plus en plus récalcitrants, et beaucoup leur seront de plus en plus hostiles et haineux. Les gens simples ne resteront pas à l’écart du combat, mais nous triompherons pour ceux qui ont essayé de rendre leur vie plus belle, plus joyeuse et plus lumineuse. Et contre tous ceux qui aiment les ténèbres et recherchent les ténèbres (…) Ils crieront contre les chansons, mais les gens chanteront. Ils crieront contre le cinéma, mais les gens insisteront à voir des films. Ils crieront contre les penseurs, mais les gens continueront à les lire. Ils crieront contre les sciences modernes, mais les gens les apprendront. Ils rempliront le monde de leurs cris et leurs éclats de voix seront assourdissants. Leurs bombes exploseront. Les tirs éclateront. Ils seront victimes de tout ce qu’ils font. Ils paieront le prix fort ».
(…) « Avec toutes les églises brûlées, tous les cinémas détruits, tous les théâtres sabotés, tous les instruments de musique détruits, le jour de la rédemption approche plus vite qu’ils ne peuvent l’imaginer, et la majorité silencieuse se retournera contre eux plus violemment qu’ils ne peuvent l’imaginer. Il n’appartient qu’aux médias de montrer au peuple leurs folies ignorantes, leur ignorance stupide, leur violence maladroite, et alors le peuple ne les épargnera pas ».
(…) « Ne vous laissez pas abuser par l’intelligence de certains d’entre eux, leur majorité stupide détruira toutes ces actions, et plus encore, ils se diviseront et s’attaqueront les uns les autres et au premier recul, ceux qui ont parié sur eux retireront leurs paris ».
Conclusion
Faraj Fouda a été assassiné le 8 juin 1992 par des membres du groupe radical Al Jamaâ Al Islamya alors qu’il quittait son bureau et sous les yeux de son fils, qui avait été blessé lors de l’agression. Le meurtrier a reconnu n’avoir jamais lu les écrits de sa victime, car il était analphabète. Lorsque le juge lui a demandé pourquoi il avait commis ce meurtre avant l’Aïd al-Adha, l’assassin a répondu: « Pour brûler encore plus le cœur de sa famille pour lui ». Le juge égyptien, consterné, a lancé cette mise en garde: « La haine ne se propage jamais par la connaissance. Elle se propage toujours par l’ignorance ».
Notre question aujourd’hui est la suivante: que se serait-il passé si le monde islamique avait reconnu la grandeur de Faraj Fouda et accepté ses pensées avant sa mort? (Cette question et les réponses suivantes sont tirées d’un article en langue arabe du Dr Tawfik Hamid). Voici ce qui serait passé:
– Le monde islamique serait aujourd’hui libéré du terrorisme, des millions de personnes profiteraient du tourisme international vers les pays arabes, la pauvreté et la misère auraient disparu pour beaucoup.
– ISIS ne serait pas né du ventre de l’idéologie extrémiste, et nous n’aurions pas vu les marchés d’esclaves et la vente de femmes sur le marché au 21e siècle.
– Des églises n’auraient pas été dynamitées, laissant derrière elles des personnes endeuillées, des veuves et des orphelins à jamais meurtris par la perte de leurs proches.
– Nous n’aurions pas vu le phénomène de « l’islamophobie », qui a surgi après le crime du 11 septembre et qui s’est terminé par la destruction de l’Irak et la destruction de l’Afghanistan.
– Nous ne verrions pas d’insultes quotidiennes à l’égard du Prophète.
– Nous ne serions pas dans la situation où le monde désignerait l’islam comme la religion du terrorisme.
– Si les idées de Faraj Fouda avaient triomphé, des milliers de victimes du terrorisme vivraient encore aujourd’hui parmi leurs proches !
Tout cela serait arrivé si le monde islamique avait écouté les paroles de ce grand penseur qui voulait donner une direction à son peuple, éclairer son chemin et envoyer un appel au réveil dans le temps et l’espace. Faraj Fouda a été et reste depuis des décennies la « mauvaise conscience de l’Égypte » et du monde arabe.
C’est sur ce message percutant de Faraj Fouda que nous souhaitons conclure cet article:
« Je ne m’inquiète pas si je suis d’un côté et tout le monde de l’autre. Aucune douleur si leurs voix s’élèvent et leurs épées brillent. Je ne crains pas que celui qui me croit me trompe, ni que celui qui craint mes paroles m’attaque. Mais ce qui m’inquiète vraiment est le fait que mon message n’arrive pas à celui que je visais, parce que je m’adresse à ceux qui ont une opinion et non à ceux qui ont des intérêts ». (Source: « Avant la chute »)
*Enseignant-chercheur à Paris