Par Meryam KHAMLICHI*
Au Maroc, on se rend caution en 2024 comme on le faisait en 1913 (année du premier Code des Obligations et des Contrats). Pourtant les mutations contractuelles survenues entretemps, à la suite des changements socio-économiques, ne tolèrent plus la mise en avant d’un contrat de cautionnement fondé sur le volontarisme individualiste hérité de la France du 19ème siècle et transcrit, lors du protectorat, dans le Dahir des Obligations et des Contrats (1) (en défaveur de la partie faible de cette sûreté). D’où la nécessité impérieuse de reconsidérer ce paradigme législatif conformément aux impératifs dictés par la justice contractuelle, et par le souci de sauvegarder les intérêts légitimes de la caution, en la protégeant des risques potentiels d’une obligation à caractère ruineux. D’autant plus que la caution manque généralement d’expérience et s’engage sur base d’un contrat – bancaire notamment – non négocié, du fait qu’il invite à son approbation par le biais d’une adhésion imposée (2), qui marque cette pratique contractuelle d’une iniquité flagrante, rendant dès lors illusoire pour la caution une vraie liberté contractuelle (appelée aussi autonomie de la volonté).
En s’engageant ainsi, la caution s’ouvre à un avenir aussi incertain qu’imprévisible, et se fait dépendre de l’issue qui scellera le sort – parfois fatale – du débiteur principal. Elle met donc en péril son patrimoine et le cas échéant sa liberté, sans soupeser comme il se doit les conséquences de son engagement très risqué – voire périlleux s’il revêt un caractère solidaire, ou s’il tombe sous l’effet de la procédure de contrainte par corps.
À cet égard, le législateur marocain s’est limité à décrire le cautionnement par les termes de l’article 1117 du D.O.C. (3), « sans avertir la caution des menaces dissimulées dans cette sûreté » (4), qui devînt cependant la garantie la plus briguée par les prêteurs d’argent (depuis l’ère romaine).
Mais en dépit de sa propagation rapide, le contrat de cautionnement resta de tout temps marqué par un manque manifeste d’aptitude protectrice du contractant vulnérable, engendrant ainsi une incomplétude d’autonomie potentiellement préjudiciable aux volontés contractuelles fragilisées par ce manque de protection – aggravé, au Maroc, par le silence prolongé du législateur et la rigidité excessive de la jurisprudence.
Une telle réalité contractuelle, prive la caution faible de toute possibilité d’atténuation de son impuissance vis-à-vis du contractant chevronné, et son mécompte ne fera alors qu’accentuer la crise du droit de cautionnement. Outre le fait que celui-ci accuse déjà un manque pénalisant de moyens susceptibles de laisser libre cours à la volonté des parties – fragiles en particulier – et à leur autonomie individuelle.
Cette approche moderniste inspirée de la réalité et prônée par la doctrine, tend à la conciliation entre la protection de la partie faible (justice contractuelle) et la protection du droit de cautionnement (sécurité contractuelle); deux concepts opposés à travers lesquels on découvrira brièvement que l’appui du législateur, dont dépend une rationalisation efficace du processus de cautionnement, fait défaut et constitue un manque problématique déplorable qui prive injustement la caution de toute protection.
1/ (In) justice contractuelle en matière de cautionnement:
Il est judicieux d’invoquer ici, avant d’entamer le développement de la présente partie de l’article, l’exemple d’un acte de cautionnement signé en faveur d’une banque marocaine de renommée, pour garantir un crédit contracté par l’entreprise appartenant à la caution. Le crédit fut remboursé dans les délais impartis et la caution décédât entretemps. Quinze ans plus tard, et pour éteindre une nouvelle dette de ladite entreprise qui commençait à vaciller, les héritiers du défunt furent condamnés à payer le montant inscrit dans l’ancien acte de cautionnement signé par l’hérité, du fait que l’obligation de la caution passe à sa succession (selon les stipulations de l’article 1160 du D.O.C. (5). Une seule phrase, insérée déloyalement dans l’acte de cautionnement en question, « justifia » ce verdict: « La caution s’engage, en cas de défaillance du débiteur, à payer à la banque le montant du crédit indiqué dans le présent acte majoré d’intérêts et d’accessoires, ainsi que tout autre montant quel qu’il soit porté au débit dudit débiteur ». C’est cette dernière phrase/piège qui poussa donc le juge – sans qu’il fasse appliquer les principes rationnels de la justice et de l’équitabilité – à prononcer la condamnation des héritiers au payement d’un nouveau crédit contracté par leur société après le décès de la caution principale, et sans qu’il ait un lien quelconque de cause ou d’objet avec l’ancien (totalement remboursé).
On découvre facilement, à travers cet exemple frappant, l’ampleur de l’injustice que pourrait subir toute caution inexpérimentée, sous prétexte du laisser-faire instauré par le législateur comme assise au contrat de cautionnement. Un laisser-faire ultralibéral qui favorise l’abus et accuse une étonnante incapacité à aplanir les inégalités contractuelles entre la caution et le créancier.
Il faut donc « Penser autrement le contrat » (6), afin de réduire les effets de ces inégalités, et attribuer à la caution des avantages qui compenseraient son infériorité par rapport au créancier, sur lequel plusieurs devoirs doivent peser ; comme par exemple: le devoir de s’assurer que le cautionnement ne sera pas ruineux pour la caution; le devoir de mettre celle-ci en garde de la gravité de son engagement; le devoir de la tenir informée de l’évolution du crédit cautionné (7); le devoir de l’avertir lorsque le montant cautionné est inadapté aux ressources financières du débiteur principal; le devoir d’exiger le consentement exprès de la caution avant tout changement significatif des conditions du crédit cautionné; le devoir d’aviser la caution si la situation du débiteur principal se dégrade; le devoir de persuader la caution d’entreprendre des actions en justice contre ce dernier pour prévenir des dérives préjudiciable, etc.
Jusqu’à présent, rien de tout cela n’est appliqué au Maroc, où le contrat de cautionnement réserve une place d’expression très minime à la caution, qui se soumet entièrement – sans pouvoir agir – à la volonté du créancier. Ce qui transforme ledit contrat en une aventure potentiellement dangereuse et hasardeuse.
Pour contrer donc cet individualisme excessif (du XIXème siècle), notre droit des sûretés doit s’engager aussitôt que possible dans une dynamique d’adaptation de ses normes à la moralité et à la réalité socio-économique actuelle (à l’instar de tous les états de droit à travers le monde), afin de renforcer la justice contractuelle et rééquilibrer les rapports de forces entre le créancier et la caution, dans le but de procurer à cette dernière une protection efficace fondée sur une conception objective de justice commutative.
2/ (In) sécurité contractuelle en matière de cautionnement:
Suite à ce qui a été dit, on peut supposer que dans le contexte législatif dominé par une politique attentiste de laisser-aller, le sort de la caution faible, au Maroc d’aujourd’hui, ne sera pas réglé sur base de sa vulnérabilité, car celle-ci n’est prise en considération que de manière très exceptionnelle, et dans des cas flagrants qui touchent surtout les vices du consentement et non pas la vulnérabilité du contractant ou sa sécurité contractuelle.
Face à un tel constat, on ne peut que désapprouver l’inertie totale de notre législateur envers les principes susceptibles d’offrir une certaine sécurité contractuelle au contrat de cautionnement; tel que la loyauté et la bonne foi. D’où la question pertinente: y a-t-il dans notre droit civil ou droit des contrats des mesures protectrices pour la caution faible contre les abus du créancier ? La réponse est: non !
Ainsi, La force obligatoire du contrat prime sur la sécurité du contrat, même quand celui-ci est entaché d’abus ou d’injustice avérée (comme le cas de l’exemple cité plus haut). Ce qui contraint le juge marocain à s’en tenir fidèlement aux stipulations de l’article 230 du D.O.C. (8), sans qu’il puisse intervenir – sauf dans des cas rarissimes liés surtout aux contrats encourant la nullité – pour rectifier ce qui a été convenu entre la caution et le créancier.
Il résulte de ce qui précède que la bonne foi et la justice commutative peuvent assurer au cautionnement une assise solide pour le renforcement de sa sécurité contractuelle.
L’attention doit être portée aussi sur le fait que l’interaction répulsive entre la sécurité du contrat de cautionnement et sa force obligatoire, nécessite l’intervention conciliatoire d’un troisième élément qui est le solidarisme contractuel. Car celui-ci peut imposer la responsabilisation des contractants dans un domaine contractuel – le cautionnement – où la plupart des contrats sont des contrats d’adhésion qui « battent en brèche les principes de la liberté contractuelle » (9) ; du fait qu’ils sont conclus entre des parties fortement déséquilibrées.
Une partie de la doctrine va même jusqu’à considérer que la trilogie formée par la loyauté, la solidarité et la fraternité constitue la nouvelle devise contractuelle (10).
Au terme de cet article, nous fondons beaucoup d’espoir sur le fait que toute caution, présentée devant la justice, ne soit considérée comme valablement engagée si l’argument tangible prouvant que sa volonté s’est véritablement manifestée n’est pas fourni, et ce, suivant les critères de justice et de sécurité contractuelle que nous venons de passer brièvement en revue. Toutefois, et malgré les lacunes législatives citées antérieurement, le juge peut puiser dans la théorie générale des contrats pour remédier aux imperfections de la volonté de la caution (surtout dans les contrats d’adhésion). Quoique les solutions qui lui seront proposées resteront liées principalement aux vices du consentement, à la cause du contrat ou à son objet, et seront marquées dès lors par l’insuffisance car elles interviendront après coup, c’est-à-dire d’une manière tardive (11).
La solution radicale, sera ipso facto la prévention.
Il faudra mettre à la disposition du juge les moyens lui permettant d’examiner le degré de perfection de la volonté contractuelle de la caution, et de s’assurer que son consentement a été donné de façon libre et éclairée lors de la formation du contrat. Car il vaut mieux éviter l’erreur par l’information préalable que par la sanction (12). Le droit soutiendra alors la caution en anticipant et en corrigeant ses faiblesses par des procédés d’aide à la décision (13) : formalisme juridique sourcilleux, renseignement, mise en garde, conseil, etc. Cela introduira plus de justice et de sécurité dans les relations contractuelles en matière de cautionnement.
*Doctorante en droit
Notes et références:
- Dahir formant code des obligations et des contrats, Ministère de La Justice, Maroc (Version consolidée du 19 décembre 2019).
- C’est en 1901 que le terme de « contrat d’adhésion » est apparu dans l’ouvrage de Raymond Saleilles, « De la déclaration de volonté. Contribution à l’étude de l’acte juridique dans le Code civil allemand », Pichon, 1901. Pour un développement sur les idées de l’auteur, voir l’article « Raymond Saleilles, Le contrat d’adhésion », par P. Y. Gautier et F. Chénedé, Revue des contrats, 1996.
- « Le cautionnement est un contrat par lequel une personne s’oblige envers le créancier à satisfaire à l’obligation du débiteur, si celui-ci n’y satisfait pas lui-même. » (Article 1117 du D.O.C).
- Pierre Sargos, « Le cautionnement : dangers, évolution et perspectives de réformes », in Rapport de la Cour de cassation, 1986, Doc. fr. 1987, p. 33.
- « Le décès de la caution n’éteint pas le cautionnement; l’obligation de la caution passe à sa succession. » (Article 1160 du D.O.C.).
- Denis Mazeaud, « Loyauté solidarité, fraternité: la nouvelle devise contractuelle ? », Mélanges F. TERRE, 1999, p. 603.
- Jamel Djoudi, « La sanction de l’obligation d’information annuelle de la caution », RD. bancaire et fin. 2007, mai juin, p. 60.
- « Les obligations contractuelles valablement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou dans les cas prévus par la loi. » (Article 230 du D.O.C.).
- Claude MASSE, « En quête de justice et d’équité », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 67″
- Denis MAZEAUD, « Loyauté, solidarité, fraternité: la nouvelle devise contractuelle ? », dans Philippe ARDANT (dir.), L’avenir du droit. Mélanges en hommage à François Terré, Paris, P.U.F., 1999, p. 609.
- Christophe Grzegorczyk, « L’acte juridique dans la perspective de la philosophie du droit », Droits/7, PUF 1988, p. 47.
- Guy Venandet, « L’intégrité du consentement », Thèse Nancy, 1976.
- Bertrand Fages, « Le comportement du contractant », Thèse Aix-en-Provence, 1996, PUAM, 1997.