PREMIÈRE PARTIE
Les trois dernières années ont connu une intense activité de Mohamed Melehi. Expositions, entretiens, déclarations… Il a été exceptionnellement communicatif et s’est longuement exprimé sur son parcours et son art… Probablement, une hyperactivité prémonitoire d’un grand artiste cherchant à affiner son message et expliquer sa vision.
** UNE DIMENSION DÉCORATIVE ISSUE DU PATRIMOINE CULTUREL
Les déclarations faites lors de l’exposition « Similitudes » à la galerie Loft (décembre 2017 et Janvier 2018) m’ont le plus interpelé. Une a particulièrement retenu mon attention. Melehi a adopté un ton direct sur le sens à donner à cette exposition majeure pour lui (voir vidéo ci-contre):
« COMME VOUS POUVEZ L’OBSERVER DANS CETTE EXPOSITION, IL Y A, JE DIRAI MÊME, UN EXCÈS DE COULEURS. MON TRAVAIL COMMENCE À S’ORIENTER BEAUCOUP PLUS VERS LA DÉCORATION. JE REVENDIQUE L’EFFET DÉCORATIF. C’EST LA BASE DE NOTRE ART AU MAROC. QUE CE SOIT DANS LES MILIEUX RURAUX OU LES MILIEUX CITADINS » ( TV Al Oula)
Il a tenu à être didactique et bref sur cette forte conviction esthétique. La « revendication » d’une fonction « décoratoire » de son art… affirmée par un peintre pionnier, est loin d’être anodine.
« Décorer » c’est faire du « Tazyine ». Agrémenter et embellir…
Le message fondamental, ici, est incontestablement lié à la notion de « beauté ». Ce qui agrée ou plaît à l’œil. Ce qui provoque un plaisir esthétique qui émeut et fait vibrer les sens.
Mélehi est également dans la « revendication ».
« Revendiquer », c’est assumer un choix, une responsabilité… Une demande à être reconnu par rapport à un acte…
La conclusion est ici « ferme ». Le but est « l’effet décoratif »… mais lié à une « tradition esthétique marocaine ancestrale ».
Le travail de Melehi est certainement rattaché à des références internationales importantes: l’école américaine du « Déco-Art », la peinture Hard Edge, les expérimentations de Frank Stella, le mouvement Bauhaus… Tout cela a nourri son expérience.
Mais son imaginaire a toujours cherché à concilier entre modernité et ouverture sur le monde avec des marqueurs culturels identitaires qu’il a « revisités »… sans que cela soit du « folklorisme ».
Quand il dit « …Mon travail commence à s’orienter vers … »… c’est aussi la volonté d’aller encore plus loin dans l’exploration.
Lorsqu’il établit le lien avec le patrimoine,…l’ »effet décoratif » et « les couleurs » ne deviennent plus « exclusivement » des options personnelles.
Ce sont des particularités esthétiques de la « collectivité » qui, selon lui, pourraient interpeler tous les créateurs.
** »SENSIBILISATION », « APPEL » OU « MANIFESTE »
Trois ans avant son départ, Melehi a donc déclaré qu’il allait s’inspirer encore plus de l’ « IMPRÉGNATION CULTURELLE INITIALE »… « quasi identitaire ».
Même s’il arrive à certains créateurs de s’en éloigner, en fonction de leur propre recherche « individualo- personnelle »… quelquefois aussi « nombriliste »… ils ne peuvent l’évacuer entièrement. Cette imprégnation initiale est toujours là, enfouie dans la mémoire, prête à ressurgir.
L’artiste peut la croiser ou la faire émerger de nouveau… au moins partiellement ! Les propos de Melehi semblent résonner comme un « appel » ou « un manifeste ».
Toujours à l’occasion de l’exposition « Similitudes », il a déclaré:
« IL NE FAUT PLUS REGARDER NOTRE ART COMME ART MINEUR PARCE QU’IL EST DÉCORATIF. AU CONTRAIRE IL FAUT LE SUBLIMER. C’EST CE QUE J’AI FAIT DANS CETTE EXPOSITION BASÉE SUR LA COULEUR ET AUSSI L’EFFET DÉCORATIF. IL Y A TOUJOURS LE MÊME ALPHABET DES ONDULATIONS ET DES FORMES SENSUELLES. MAIS J’AI SUBLIMÉ CETTE BASE D’EXPRESSION.
J’INSISTE BEAUCOUP SUR LE FAIT DE SENSIBILISER LE PUBLIC QUE L’ART DÉCORATIF EST UN ART MAJEUR. C’EST COMME CELA QU’ON POURRA REVENDIQUER NOTRE ART MAROCAIN. QUI EST À SA BASE UN ART DÉCORATIF ».
Pour Melehi, le rayonnement international de l’art marocain est lié à cette dimension. Une vision cohérente rattachée à la tradition esthétique marocaine, aux arts populaires et à la vivacité créative de l’artisanat dont « la production » reflète une identité et un regard éblouissant sur le monde.
** L’ARTISTE ET L’ARTISAN
Pour Melehi, qui se présente souvent comme « artiste-artisan », la réappropriation du patrimoine artistique traditionnel est à l’ordre du jour. Y compris la réhabilitation de l’image de l’artiste-artisan !
C’est pour cela que dans sa déclaration, il a tenu à évacuer la dichotomie « urbain/rural ». Pour lui, le génie décoratif imprègne la matrice créative dans son ensemble. Au-delà de la ville… de la campagne… au-delà des profils… des parcours… des outils ou des supports utilisés… c’est un même soubassement civilisationnel qui nourrit l’imaginaire.
Remettant en cause la coupure esthétique kantienne entre l’artiste et l’artisan (qui n’est plus autant valide qu’au 18ème siècle), il a depuis longtemps mis sur un même plan « l’artisan » et « l’artiste »…
Ce qui n’est pas éloigné des principes de l’Ecole du Bauhaus (1919) dans lesquelles Melehi se reconnaissait. Cette École cherchait une synthèse, de l’artisanat, l’industrie, et des arts plastiques … adaptée à la civilisation industrielle. Elle a invité les artistes à retrouver l’esprit des corporations de métiers. L’École du Bauhaus ne voulait plus ce « mur d’orgueil entre les artisans et les artistes ».
Deux mois avant son départ et dans un entretien « quasi testamentaire », Melehi est revenu en septembre 2020, sur cette question du Bauhaus.
« FINALEMENT, LE RECOURS AU BAUHAUS A ÉTÉ CRUCIAL POUR COMPRENDRE NOS PROPRES RACINES VISUELLES, QUI ONT ÉTÉ DÉCOUVERTES PRINCIPALEMENT DANS NOTRE ENVIRONNEMENT QUOTIDIEN.
LES VÉRITABLES SOURCES DE L’ARTISANAT LOCAL, MÊME LORSQU’ELLES SONT OUBLIÉES OU ÉCLIPSÉES, PEUVENT REFAIRE SURFACE À TRAVERS UN DISCOURS OU UNE PERFORMANCE CULTURELLE AUTHENTIQUE.
LA RENCONTRE DU BAUHAUS A REPRÉSENTÉ UNE CONFIRMATION PARADOXALE QUE CHAQUE GROUPE CULTUREL OU SOCIÉTÉ A UN MOYEN DE S’EXPRIMER VÉRITABLEMENT – MÊME EN TERMES MODERNES »
( in « identity.ae », site du magazine des arts du design et de l’architecture « identity »)
Melehi a été fortement intrigué par cette élite culturelle occidentale qui a décidé de regarder vers son artisanat, vers ses traditions pour en nourrir les valeurs de modernité… Une approche qui a gommé des frontières au sein même de la culture et des arts en Occident… et qui a encouragé l’ouverture des artistes sur d’autres cultures.
C’est pour lui la confirmation que chaque société peut s’exprimer en termes de modernité même sur la base d’un référentiel culturel local. Il a exposé en 1965 côte à côte un « tableau hard edge » et un « tapis rural »… Intéraction fusionnelle… l’artiste travaille comme l’artisan et réciproquement.
Il a développé dans son enseignement à l’école des Beaux-Arts de Casablanca, la connaissance minutieuse de l’artisanat marocain: tapis, bijoux amazighs, textiles, céramiques… Il dirigeait des recherches graphiques sur les bijoux traditionnels marocains
Il était aussi fasciné par les « figures onduleuses », ces « vagues » dessinées et peintes aux plafonds de certaines mosquées dans des localités de la région de Taroudant comme la mosquée de Tamsoult. (Voir à ce sujet, l’excellent film « MELEHI: A SCREENING AND A REUNION » de Shalom Gorewitz. 1984)
On y voit, des figures et motifs onduleux qu’il ne lisait pas selon la coupure « art/artisanat ». « DES EXPRESSIONS DE CULTURE ANCESTRALE OU RURALE AVEC UNE MODERNITÉ À COUPER LE SOUFFLE », disait-il.
Sa vision est évidemment confortée par la dynamique actuelle de l’artisanat marocain devenu un terreau d’inspiration pour « l’art contemporain » et le « design » de haute facture tant par des créateurs nationaux qu’étrangers.