Cinq ans avant son départ en 2008, Miloud Labied a fait une étonnante confession en évoquant deux images fortes de son enfance pour expliquer l’origine des courbes et des formes circulaires présentes dans son art. C’est comme s’il avait voulu « relativiser » les nombreuses études sur son œuvre pour « orienter » les lectures vers le domaine de l’inconscient. Une sorte de « correction » ou de « recadrage », par l’artiste lui-même, pour inviter à explorer la voie freudienne.
Or nous estimons que les propos de Miloud Labied, au-delà de leur part de vérité, ne sont pas absolus. La relation que nous avons avec sa peinture – une des plus marquantes de l’histoire de la peinture marocaine – va au-delà de sa propre lecture ou de sa propre interprétation.
Devant cette belle œuvre, il faut bien prospecter la voie de la psychanalyse pour laquelle Miloud Labied nous a livré des indices forts… mais on ne peut en rester là. La notion freudienne de « sublimation », troisième « destin » possible de la pulsion libidinale, (orientée vers la satisfaction esthétique, intellectuelle ou sociale) peut expliquer la démarche de l’artiste… mais on n’aura pas tout dit.
Pour qu’une opération complexe psychique de « sublimation »… puisse « aboutir » à une œuvre artistique reconnue comme chef d’œuvre… cela demeure un « mystère ».
Ils sont tellement nombreux les artistes qui ont voulu explorer les strates de leur inconscient…mais leur production n’a jamais été reconnue comme « chef d’œuvre ». C’est là où l’idée de mystère prend tout son sens ?
Au-delà des propos énigmatiques de Miloud Labied… ce sont plus les notions d’émotion esthétique, de mystère de la création – menant forcément vers des questions de spiritualité en relation avec le beau – qui peuvent « aider » à se rapprocher de son oeuvre
S/t. La fascination pour les formes circulaires
Dans sa célèbre « confession » en 2003, Miloud Labied a « expliqué » ou « justifié » les courbes et les formes circulaires dans son œuvre par deux images fortes de son enfance : la vision fortuite de l’ »anatomie » de son père, trempé un jour de pluie, portant une djellaba et se réchauffant au feu d’un brasero et la vision de sa tante en période de menstruation.
Deux images incrustées dans sa mémoire. « J’ai mis très longtemps à comprendre que ma fascination pour la touche circulaire vient précisément de ces deux souvenirs d’enfance. Et c’est pour cela aussi qu’il existe toujours dans tous mes tableaux circulaires une partie du corps humain ». (« Miloud Labied, tout sur ma peinture ». Quotidien ALM. 14 février 2003)
Ainsi, cinq ans avant sa disparition en 2008, Miloud décide de livrer cette étonnante confession qui invite à un essai de lecture psychanalytique. Rares sont les lectures qui ont exploré cette voie chez Miloud Labied. Quelques lectures évoquent brièvement les deux images d’enfance… mais se replient immédiatement vers des analyses propres au champ de l’art et des théories esthétiques : abstraction lyrique, symbolisme, compositions, lumière, couleurs, formes, mouvements, structures, volumes,…
La lecture psychanalytique appliquée au domaine de l’art a ses partisans comme elle a ses pourfendeurs. Tout en évoquant les deux approches…nous verrons aussi comment la notion d’ « émotion esthétique » peut transcender ce débat.
S/t. L’ « image »: notion partagée entre la psychanalyse et la peinture
Comment donc lier entre deux domaines apparemment divergents : la psychanalyse, champ de la « parole et de l’écoute » et la peinture champ du « regard, de la vision » ?
En fait, ces deux domaines se croisent à travers une notion partagée : l’ « IMAGE ». La psychanalyse étant fondée sur les notions d’image, de figure, de représentation. L’inconscient se laisse aborder à travers le rêve, le fantasme qui sont des manifestations d’images.
En langue allemande, Freud utilisait le mot « BILD » signifiant image. Mais le mot désigne également tableau, portrait, figure, symbole. Globalement, le lien est fait.
Mais puisque la notion d’ « image » n’intéresse évidemment la psychanalyse que lorsqu’elle est associée au « mal-être », on ne peut, non plus, considérer toute « peinture » comme « symptôme » d’un mal.
Avec Miloud Labied , nous somme face à un artiste qui explique son œuvre en établissant lui-même – peut être sans en maitriser tous les enjeux et les incidences – le lien avec son inconscient. Même s’il a reconnu avoir mis du temps avant de comprendre l’impact de ces deux images.
Une relation similaire est faite par Edward Munch, auteur du « Cri »: « En vérité, mon art est une confession que je fais de mon plein gré, une tentative de tirer au clair, pour moi-même, mon rapport avec la vie ». (Edward Munch. Journal. Le 22 janvier 1892. Nice)
Il en est de même, mais selon une autre logique, des surréalistes qui ont considéré les processus psychiques inconscients comme source de leur créativité.
S/t. L’art terrain de compensatoire, de sublimation et de re-présentation
Pour la psychanalyse, l’art est un terrain compensatoire et de sublimation … face aux questions de la sexualité, du refoulé, de l’innommable, de l’interdit, du désir, des pulsions archaïques, de l’image de la scène primitive…
Pour Freud, « la sublimation est une des sources de la production artistique et l’analyse du caractère d’individus, curieusement doués en tant qu’artistes, indiquera des rapports variables entre la création, la perversion et la névrose, selon que la sublimation aura été complète ou incomplète » (Trois essais sur la théorie sexuelle).
Pour l’analyse freudienne, les considérations purement esthétiques sont secondaires. L’œuvre est une porte d’accès aux nœuds de l’inconscient. Elle reste centrée sur les « symptômes »… car elle considère l’art lui-même comme un symptôme… un champ de compensation d’un mal être ou d’une névrose.
A travers ce travail de « sublimation », l’artiste ne cesse de « re-présenter » une image qui le fascine ou le persécute, pour réguler et gérer ses pulsions. Le cas de Miloud Labied.
Il est évident que pour de nombreux artistes, les conflits intérieurs et les tensions doivent perdurer… Parfois, ils les entretiennent… comme moteur de création… L’ ’apaisement des conflits intérieurs n’est pas véritablement souhaité car ils ne veulent pas se priver de cette « énergie créatrice »… même si ce choix est accompagné de malaise et parfois souffrance.
Dans cette dynamique psychique liée à la sublimation…on peut aussi considérer la « PERIODE GEOMETRIQUE » de Miloud Labied – avec ses carrés ses rectangles et ses cubes – comme une tentative d’échapper à cette image des formes circulaires…pour dépasser les deux images de son enfance.
La géométrie et ses angularités ont été explorés par l’artiste comme une tentative de prendre ses distances avec un état antérieur. Mais cette exploration été abandonnée ! D’ailleurs les œuvres géométriques de Miloud Labied n’offrent pas la richesse et l’éblouissante complexité générées dans les autres œuvres par les formes circulaires.
Il est revenu à la figure initiale fondatrice de son art : la courbe. Il ne voulait probablement plus « tricher » avec lui-même en essayant d’échapper aux images magnétisantes de son enfance. Sacrifier ce style…le refouler…aurait été le sacrifice de sa créativité …donc le sacrifice d’une part de lui-même… !!
Mais le débat n’est pas clos…parce que Miloud Labied n’est plus là pour que la psychanalyse, puisse l’écouter…après l’avoir installé sur un divan. L’écoute du « patient »…quel qu’il soit… créateur ou pas… est au cœur de la démarche de la psychanalyse. La psychanalyse ne prend son sens que lorsqu’elle en situation d’ »écoute »…
S/t. Les réfractaires à la psychanalyse dans l’art
De l’autre côté, les pourfendeurs de la lecture psychanalytique de l’art estiment que la peinture n’est pas nécessairement le symptôme d’une souffrance. Pour eux, la psychanalyse reste fondamentalement une « CURE » et le peintre n’est ni un patient, ni un malade.
René Magritte fut l’un des plus célèbres pourfendeurs de cette approche…parce que pour lui, l’art n’est pas un « symptôme ». Pour Magritte, la peinture relève d’un « mystère » que les notions freudiennes ne peuvent pas cerner. « Personne de censé ne croit que la psychanalyse pourrait éclairer le mystère du monde ».
Il tenait la psychanalyse à distance, refusant catégoriquement qu’on parle de son enfance pour expliquer son œuvre. « L’art tel que je le conçois est réfractaire à la psychanalyse ». Pour lui, « l’art n’a pas besoin d’interprétation mais de commentaire ».
« L’art tel que je le conçois est réfractaire à la psychanalyse. Il évoque le mystère sans lequel le monde n’existerait pas, c’est-à-dire le mystère qu’il ne faut pas confondre avec une sorte de problème, aussi difficile qu’il soit. Je veille à ne peindre que des images qui évoquent le mystère du monde. Pour que ce soit possible, je dois être bien éveillé, ce qui signifie cesser de m’identifier entièrement à des idées, des sentiments, des sensations. Le rêve et la folie sont, au contraire, propices à une identification absolue… La psychanalyse n’a rien à dire, non plus, des œuvres d’art qui évoquent le mystère du monde ». ( Bernard Merigaud. Entretien recomposé avec Magritte. )
S/t. Le mystère de l’émotion esthétique
La notion freudienne de « sublimation » reste opérationnelle… jusqu’à un certain seuil…parce qu’elle n’explique pas « l’essence » du chef-d’œuvre.
Il faut aller plus loin que la « sublimation » et s’interroger: pourquoi telle production artistique est reconnue comme « chef-d’œuvre »… et pour quoi telle autre ne l’est pas La psychanalyse ne peut pas répondre…
C’est à ce titre que la notion de « mystère de l’art », défendu par Magritte, prend sens.
Cela nous amène à explorer une autre voie illustrée par la célèbre métaphore de la fleur et de l’humus : « Peut-on expliquer la splendeur de l’orchidée et les parfums que dégage la rose par le terreau parfois insalubre sur lequel elles poussent ? ».
La splendeur et la beauté de « l’orchidée » ne peut être expliquée par l’humus … Comme « l’œuvre d’art » ne peut être expliquée par les nœuds complexes et parfois obscurs de l’inconscient… d’où elle peut surgir.
Il y a là un mystère relatif à la transmutation, à une alchimie complexe et mystérieuse qui fait que la beauté puisse surgir de l’humus ! C’est un processus comparable et l’œuvre d’art est similaire à la fleur. La peinture de Miloud Labied peut plonger ses racines dans les profondeurs obscures de l’inconscient… dans les tensions de la libido… mais le fait qu’elle aboutisse au chef-d’œuvre reste un mystère.
L’humain lui-même est issu, matériellement, d’un fondement organique, d’un processus biologique au prosaïsme en apparence confondant… mais qui est à l’origine du miracle de la vie et de sa magnificence.
C’est l’approche des philosophies orientales qui rejettent les conceptions freudiennes et refusent d’expliquer la psyché humaine – et de surcroît sa créativité – par des tensions liées à l’inconscient, au refoulement et à la névrose. Plus que l’humus, elles voient surtout « la fleur » et préfèrent s’en tenir au domaine de la spiritualité et du mystère…
La « sublimation »… ne peut donc expliquer le mystère de la création et celui de l’émotion esthétique. Cette intuition, ce don ou ce talent générant un objet « identifié et reconnu par tous » comme étant un chef-d’œuvre. Et ce dans tous les domaines de la création artistique.
La profondeur de l’œuvre de Miloud Labied gagne à être abordée à travers la notion d’ « émotion esthétique »… ce ressenti des récepteurs ou des spectateurs qui reconnaissent et légitiment l’apport remarquable d’un artiste. C’est là où se trouve le sens du grand art de Miloud Labied.