
Par: Chakib HALLAK*

Le destin est-il une ligne droite tracée à l’avance, ou un chemin que nous dessinons à chaque pas ? Avons-nous réellement le pouvoir de choisir, ou tout serait-il inscrit ailleurs — dans un livre céleste, une volonté divine, ou une mécanique invisible — bien avant notre naissance ?
La question semble théorique. Et pourtant, elle habite notre quotidien. Elle plane dans les sermons qui prêchent la soumission, s’insinue dans les discours politiques qui invoquent la fatalité, et s’entend jusque dans le silence de ceux qui subissent l’injustice sans jamais en désigner les responsables. Croire au destin, est-ce renoncer à agir ? Et croire en Dieu, est-ce forcément croire que tout est joué d’avance ?
À rebours des interprétations fatalistes, deux penseurs, issus de traditions religieuses différentes, proposent une autre lecture. Tous deux posent la même question : peut-on croire en Dieu tout en étant libre ? Et tous deux y répondent sans détour : oui — car sans liberté, il n’y a ni responsabilité, ni foi véritable.
Dans Pour un islam humaniste, le Syrien Muhammad Shahrour (1938–2019), figure du renouveau de la pensée islamique, plaide pour une lecture du texte sacré centrée sur le libre arbitre, la lucidité et l’action.
De son côté, dans Les Fondements du judaïsme, le philosophe israélien Yeshayahou Leibowitz (1903–1994), héritier de Maïmonide, explore la tension entre la toute-puissance divine et la liberté humaine, au cœur de la tradition rabbinique.
En apparence éloignés, ces deux penseurs tracent pourtant une ligne commune : refuser que la foi soit une abdication, et réaffirmer que la grandeur de l’homme réside dans sa capacité à choisir — et donc à répondre de ses actes.
La liberté comme fondement de la responsabilité.
Chez Shahrour, comme chez Leibowitz, la liberté humaine est le socle de toute responsabilité morale et religieuse. Shahrour dénonce la « tyrannie du dogme », qui prétend que Dieu aurait décidé d’avance qui serait riche ou pauvre, heureux ou malheureux. Une lecture qui, selon lui, relève d’un dangereux fatalisme et sert trop souvent à justifier l’oppression ou l’injustice : «Redonner toute sa place au libre arbitre, c’est au contraire vaincre nos complexes, demander des comptes aux autres, et les empêcher de nous persécuter, de nous affamer, de moissonner nos vies ou de nous humilier ».
Leibowitz, de son côté, affirme que l’homme n’est vraiment responsable que lorsqu’il agit en pleine conscience et sans contrainte. Il cite ainsi la tradition rabbinique : « En cas de contrainte, le Miséricordieux exempte ».
La liberté n’est donc pas une idée abstraite : elle est ce qui permet de juger moralement les actions humaines. Comme l’écrit Shahrour, « Mettre l’homme face à une seule possibilité prédéterminée de toute éternité trahit une forme de contrainte qui contredit le principe de la liberté de choix ».
Un cadre divin qui n’annule pas le libre arbitre.
Les deux penseurs reconnaissent toutefois que l’homme évolue dans un monde marqué par des limites : lois naturelles, réalités sociales, connaissance divine. Mais ces limites ne détruisent pas sa liberté.
Chez Shahrour, la distinction entre qada (l’acte avant son exécution) et qadar (l’acte accompli, irréversible) permet de comprendre que le destin n’est pas antérieur à la volonté humaine : « L’homme choisit d’abord, et c’est ce choix qui devient destin. Autrement dit, le destin ne précède pas la volonté, il en est la conséquence ».
Pour lui, toute morale islamique repose sur cette liberté fondamentale : « Toutes les mises en garde du Coran contre le mal, l’annonce du châtiment pour ceux qui le commettent, et les promesses de récompense pour ceux qui font le bien, ne sont justifiées que si l’homme a la liberté de choisir. »
Et il précise : « On ne peut choisir que lorsqu’il y a plusieurs possibilités équivalentes, c’est-à-dire lorsque la question n’est pas encore tranchée. »
Leibowitz cite, quant à lui, cette formule paradoxale de Rabbi Akiba : « Tout est prévu, et le libre arbitre est donné ».
Dieu sait tout, certes, mais cela n’annule en rien la liberté humaine. Maïmonide le dit clairement :
« Ne va pas penser que de sa connaissance des faits s’ensuive la nécessité (…) l’homme dispose du libre arbitre en ce qu’il fera ».
Il ne s’agit donc pas de nier la science divine, mais de refuser qu’elle transforme l’homme en marionnette. Dieu sait, mais l’homme choisit.
La liberté, chemin de connaissance et de dignité.
À une époque tentée par le cynisme, le complotisme ou la résignation, ces deux voix nous rappellent une exigence oubliée: celle de la responsabilité, de la dignité et de la conscience. Être libre, c’est refuser la servitude volontaire, mais c’est aussi apprendre à comprendre le monde pour y agir avec lucidité. Car, comme le souligne Shahrour, pour qui la liberté ne peut exister sans éveil intellectuel : « Sans connaissance, il n’y a pas de choix, et là où il n’y a pas de choix, il n’y a pas de liberté. »
L’ignorance devient alors une forme de servitude, car elle empêche l’individu de comprendre le monde et d’agir en conscience. La liberté véritable est donc un chemin d’apprentissage et de lucidité, une lutte contre la fatalité et le dogme.
Leibowitz, quant à lui, ancre la dignité humaine dans la capacité de choisir autrement, même dans les situations les plus contraignantes. Il écrit : « Une pierre placée dans un champ gravitationnel doit nécessairement tomber. De l’eau portée à une température de 100°C doit nécessairement bouillir. Mais il n’est jamais nécessaire pour un être humain de faire une chose particulière (…) Il peut toujours faire le contraire ».
Contrairement aux éléments naturels soumis à des lois fixes, l’être humain échappe à la mécanique du déterminisme. Ce pouvoir de choisir, de dire non, d’agir autrement, est ce qui le distingue fondamentalement de la matière inerte. Maïmonide, que Leibowitz cite en référence, voit dans cette liberté la plus haute expression de la grandeur humaine : « La faculté de l’homme d’agir selon sa propre volonté (…) est aux yeux de Maïmonide la plus grande des merveilles de la Création ».
Conclusion
À travers leurs approches respectives, Muhammad Shahrour et Yeshayahou Leibowitz refusent toute vision fataliste du destin. Pour eux, la foi authentique n’annule pas la liberté, elle l’exige. Elle ne doit pas être un refuge contre la réalité, mais un appel à l’action consciente. Comme le dit Shahrour : « L’homme n’est pas condamné à subir son destin, il est appelé à le façonner ».
Et Leibowitz de conclure, dans une formule qui résonne comme un écho : « Il n’est jamais nécessaire pour un être humain de faire une chose particulière (…) Il peut toujours faire le contraire ».
En définitive, la vraie liberté est ce qui nous rend pleinement humains : elle est le lieu de notre responsabilité, de notre dignité, et peut-être aussi de notre lien le plus intime avec le divin.
*Enseignant-chercheur à Paris

