CE PSYCHIATRE QUI BAFOUE LA DIGNITÉ DE SES PATIENTS

Un matin de ce mois de juillet caniculaire ma femme se réveilla avec une humeur massacrante dont elle ne put se défaire malgré ses efforts. D’habitude elle s’en sortait bien de ce combat quotidien, presque rituel. Moyennant des minutes plus ou moins longues de négociation serrée, elle triomphait de sa déprime. Ce fameux matin, elle reconnut sa défaite et s’avisa de recourir aux services d’un thérapeute. Cette démarche était tellement nécessaire que nous nous trouvions en vacances dans la famille à Oujda. On téléphona au cabinet du plus connu des psychiatres de la ville. Rendez-vous est pris pour le lendemain à dix heures trente minutes.

A dix heures et quart du jour J, ma femme et moi nous montions un escalier raide d’un bâtiment à la limite de la vétusté. Trois jeunes hommes blottis dans les coins du palier, l’air fatigué, une mine affreusement morne, toute lumière éteinte dans les yeux passaient le temps comme ils pouvaient. À l’accueil, un assistant d’un âge avancé mais de stature imposante expliquait à un jeune patient visiblement tourmenté que le docteur n’était pas encore arrivé et lui conseillait de s’armer de patience. Ce bout de dialogue qui n’échappa pas à mon ouïe me délia des convenances requises dans de pareilles situations. Alors aussitôt j’apostrophai ce préposé à l’accueil et la discussion suivante s’engagea entre nous.

— « excusez moi, lui dis-je, ai-je bien entendu que le docteur n’est pas encore là? »

— « En effet, me précisa-t-il sur un ton péremptoire et augurant d’un argument irrécusable, il n’est pas encore arrivé. »

–« Mais nous avons rendez vous avec lui à dix heures trente minutes et je pense que tout ce monde avait pris rendez vous avant nous, lui répliquai-je avec une touche d’incompréhension dans la voix. »

Sûr de l’irréfutabilité de son argument, il le dégaina avec un sourire triomphateur:

–« Le docteur A. est le médecin chef de la plus grande institution psychiatrique d’Oujda…. » Comme le but était de nous épater, il ajouta enthousiaste:  » C’est pourquoi il est très occupé ».

C’est en termes modérés mais expressifs de notre droit de protester contre cette situation que nous trouvions aberrante, que nous avions développé notre discours. Nous lui avions expliqué ce qu’il savait déjà. Nous avions enfoncé des portes largement ouvertes. Mais que personne n’ose prendre. L’injustice et les inégalités sociales, de droits, de chance, de dignité sont tellement répandues dans cette société que rares sont celles et ceux qui s’émeuvent. La fatalité de la domination par le rang social, la richesse, la possession d’un quelconque savoir, l’emploi, la lignée et même des fois par la couleur de la peau est tellement ancrée dans les esprits que l’égalité de dignité y est complètement effacée.

Une infirmière que les apparences mettaient au rang du deuxième personnage, mais de loin, après le médecin dans la hiérarchie de ce cabinet entendit mes protestations à propos de ce comportement que je qualifiais d’inadmissible de la part de son patron. Dans l’intention d’apaiser ma colère, elle me demanda de me présenter auprès d’elle. Tout en continuant à remplir une fiche de renseignements concernant ma femme, tout de go elle me dit : « Sûrement que vous vivez à l’étranger ! ».

Elle voulait signifier l’Europe. Le sourire de satisfaction et le ton badin dont elle fit montre indiquaient qu’elle pensait avoir trouvé la parade à ce qu’elle pensait être des jérémiades incongrues de la part d’un marocain vivant en Europe. Elle allait certainement à la fois me donner raison et tort. Une chose et son contraire. Selon sa sagesse, un ressortissant marocain vivant en Europe aurait raison de formuler des griefs contre une attitude peu regardante sur la dignité des gens parce que dans les pays de cette contrée bénie par des dieux bienfaisants le respect de la personne est effectif et est entré dans les mœurs quotidiennes. Mais en même temps il aurait tort de vouloir transposer le contexte européen dans la société marocaine qui aurait ses propres caractéristiques qui la distingueraient ou plutôt qui la dispenseraient d’être aux normes des droits humains. Dans notre société la valeur d’une personne humaine n’a pas un caractère intrinsèque, mais elle est tributaire d’un certain nombre de variables que le contexte détermine et impose.

Anticipant cette thèse, je lui coupai la route en lui déclinant une partie de ma biographie dont les éléments se situent tous au Maroc. Constatant un retrait de sa part sur un terrain de réflexion qui me hante continuellement, je lui assénai quelques vérités immuables sur l’égalité en dignité des hommes. A vrai dire, je lui rabâchai des vérités que théoriquement elle connaissait parfaitement mais qu’un instinct forgé à travers l’histoire, la culture et les pratiques sociales, l’empêchait de mettre en pratique ou même d’y penser de temps en temps en prélude à un changement que tous les Marocains appellent de leurs chers vœux sans cependant y mettre une dose de volonté ferme. Désarçonnée, l’infirmière me céda mollement cet aveu : « Que voulez-vous ? Nous sommes au Maroc et notre pays est ainsi fait…. ». Je me dois de reconnaître que son attitude compréhensive avait quand même le mérite de ne pas m’asséner dédaigneusement cette réplique : « Bah ! On dirait que vous ne connaissez pas le Maroc … ». Cette sentence qu’on entend dans toutes les bouches avec un fatalisme résigné et une douce passivité ignorant toute ambition de changement est une marque estampillée dans les esprits des Marocains.

La douleur que je ressentais à cause de ce piétinement de notre dignité par un médecin censé la renforcer et donner à ses patients les moyens de reprendre confiance en eux-mêmes pour relever le défi de vivre et braver ses aléas, ne représentait en réalité qu’une infime portion de ce qu’enduraient ces patients avec lesquels j’avais engagé la discussion. Toute cette foule qui remplissait les salles d’attente du cabinet dénonçait un manque de considération à leur personne. Tous ces patients se voyaient traités comme des asservis aux caprices d’un médecin peu regardant sur leurs intérêts. Une visite médicale de quelques minutes les obligeait, notamment ceux qui venaient des localités lointaines jusqu’à 150 km, à sacrifier jusqu’à la journée entière. Quand ils téléphonaient pour prendre rendez-vous, on leur demandait de venir le matin sans la moindre précision sur l’heure approximative à laquelle ils seraient reçus. A la fin de la matinée, les salles d’attente sont combles, mais le médecin n’est pas encore arrivé. Il arrivera quand il aura satisfait à toutes les exigences de son emploi du temps qu’il aura jugées prioritaires par rapport aux patients qui les attendent à son cabinet. Sa certitude que le temps de ces derniers ne compte pour rien au regard de son temps et que leur état de santé les oblige à accepter son mépris et son dédain envers eux, lui conférerait toute latitude de les traiter comme des serviteurs venus lui apporter fidèlement la dime en compensation des quelques minutes qu’il leur aura accordées. Le plus affligeant dans l’histoire est qu’en fin de compte tous ces mécontents se réfugiaient dans la résignation la plus sage pour ne pas provoquer un éventuel courroux d’un humain divinisé.

Ce jour où je vis la dignité d’une vingtaine de personnes — y compris celle de mon épouse et la mienne– trainée abusivement par terre, le médecin dont le comportement était, le moins que l’on puisse dire, féodal fit son entrée triomphale à son cabinet à onze heures et quarante cinq, alors que certains de ses patients l’attendaient depuis huit heures et trente minutes. Selon certains de ces doubles victimes, de la part du sort et de l’arrogance démesurée de ce médecin, nous devrions être contents de notre sort parce que nous habitions la ville d’Oujda. Eux ils venaient de villes situées dans un rayon de 150 km. Je ne pus qu’imaginer ce que cela leur coûtait financièrement et surtout en peine et en amertume.

Avec tout mon acharnement à défendre ma dignité et celle de ma femme contre le comportement abusif et dépourvu de toute empathie de ce médecin et étant donné les circonstances, je ne trouvai comme moyen pour nous défendre que de laisser auprès de ses assistants à son intention une adresse dans laquelle je lui exprimai dans une page pleine mon indignation sur tous les tons que la colère m’avait amené à adopter.

Oujda, le 14 juillet 2020.