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La chronique philo de Chakib HALLAK. Quand le moi se perd dans le troupeau

Par: Chakib HALLAK

 

Dans un monde saturé d’opinions, où chacun veut « penser comme tout le monde » pour ne pas être seul, la théorie du troupeau n’a jamais semblé aussi actuelle. Trois voix majeures du XIXᵉ siècle — Schopenhauer, Dostoïevski et Nietzsche — avaient déjà dénoncé ce glissement de l’homme libre vers la sécurité des masses.

Chez eux, le troupeau n’est pas qu’une métaphore : c’est une maladie spirituelle, un renoncement à la pensée et à la responsabilité.

Schopenhauer : le philosophe du retrait

Pour Arthur Schopenhauer, la foule est synonyme de bruit, de médiocrité, de dépendance intellectuelle. Dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie, il écrit : « La solitude est le lot de tous les esprits supérieurs. » (Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1851) Et encore : « Un homme ne peut être lui-même que tant qu’il est seul ; s’il n’aime pas la solitude, il n’aimera pas la liberté, car c’est seulement lorsqu’il est seul qu’il est vraiment libre.» (The Wisdom of Life)

Schopenhauer voit dans la foule un refuge pour les esprits faibles, « incapables de supporter leur propre compagnie ». Être dans le troupeau, c’est se fuir soi-même. Sa solution ? Le retrait : cultiver sa pensée, contempler le monde, vivre loin du vacarme des hommes. Une philosophie aristocratique de l’esprit, austère mais lucide.

Dostoïevski : la foule coupable

Chez Fiodor Dostoïevski, le troupeau n’est pas seulement stupide — il est moralement dangereux. Dans Les Frères Karamazov, il écrit : « Chacun de nous est coupable devant tous, pour tous et pour tout. »

La foule, chez lui, permet de fuir la responsabilité individuelle : si « tout le monde le fait », plus personne n’est responsable.

Dans Les Démons, cette logique collective mène au chaos moral et politique : les masses sans repères deviennent manipulables, violentes, nihilistes.

Mais Dostoïevski ne glorifie pas pour autant le solitaire : l’homme qui se détache du troupeau — l’«homme du souterrain » — souffre terriblement de sa lucidité.

« Je suis un homme malade, un homme méchant. » (Notes du souterrain, 1864)

La vérité isole. Refuser la foule, c’est accepter la douleur de penser seul.

Nietzsche : le rugissement  contre la morale du troupeau

Avec Nietzsche, la critique devient révolution. Le troupeau n’est plus seulement la foule, mais la morale elle-même — cette morale « des faibles » qui prêche la compassion, l’égalité, la sécurité.

«La morale, c’est l’instinct du troupeau dans l’individu. » (Le Gai savoir)

« Aujourd’hui, la morale européenne est la morale de l’animal du troupeau. »
(Par-delà le bien et le mal)

Nietzsche vise d’abord le christianisme, qu’il accuse d’avoir transformé la faiblesse en vertu et d’avoir fait du troupeau la norme. Contre cette uniformisation, il appelle à l’émergence du Surhomme : celui qui ose créer ses propres valeurs, affirmer sa différence, même au prix de la solitude.

« Jadis le moi se cachait dans le troupeau ; aujourd’hui, le troupeau se cache encore au fond du moi. » (La Volonté de puissance, fragments posthumes)

Pour Nietzsche, la foule n’existe plus seulement autour de nous : elle s’installe au plus profond de notre esprit. Même lorsque l’on s’en éloigne physiquement, l’individu peut rester prisonnier de la mentalité du troupeau. Se libérer de cette influence intérieure, c’est se réinventer et affirmer pleinement sa singularité.

 Aujourd’hui, le troupeau est numérique

On n’a plus besoin de place publique ni de tribune religieuse : le troupeau bêle désormais sur les réseaux. Les « likes » tiennent lieu d’approbation, le vacarme masque la peur du silence, et l’on confond le flux des opinions avec la pensée.

Schopenhauer y verrait une foire de vanités.

Dostoïevski, l’abolition de la responsabilité.

Nietzsche, le triomphe de la morale des faibles

Umberto Eco, lui, rappelait avec ironie que « les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar ». Ces voix, autrefois confinées à la sphère privée, disposent désormais de la même audience qu’un intellectuel ou qu’un prix Nobel. Le résultat est un vacarme planétaire où la parole libre se confond avec le bavardage collectif. Et chacun, dans ce brouhaha numérique, croit parler librement, alors qu’il ne fait souvent qu’amplifier l’écho du troupeau.

Aujourd’hui comme hier, penser contre la foule n’est pas un luxe : c’est un acte de courage. Dans un monde saturé de paroles et d’images, la véritable liberté n’est plus de s’exprimer mais de penser, seul, lucidement, à contre-courant.

 

 

 

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