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Les influenceurs, nouveaux passeurs de pouvoir politique ?

Par: Mohamed KHOUKHCHANI

Par: Mohamed KHOUKHCHANI

Ils ont moins de trente ans, parfois même à peine vingt. Ils ne viennent ni des bancs des grandes écoles ni des appareils partisans classiques, mais d’Instagram, TikTok, YouTube ou X. En quelques années seulement, les influenceurs et influenceuses se sont imposés comme les nouveaux visages de la réussite sociale, mais aussi de la parole politique légitime, du moins aux yeux d’une partie de la jeunesse. Là où les journalistes perdaient progressivement de leur capacité à fixer l’agenda public, les créateurs de contenu ont gagné une autorité d’un genre inédit : celle de la proximité permanente, de la parole “sans filtre”, de la connexion émotionnelle.

Le phénomène n’est plus marginal. Il structure désormais une partie du rapport des jeunes à la chose publique. De plus en plus d’aspirants à la vie politique, au Maroc comme ailleurs, cherchent à se rapprocher d’influenceurs plutôt que de rédactions, comme si la médiation journalistique — autrefois porte d’entrée obligée vers la reconnaissance — avait perdu sa fonction stratégique. La génération des 18-30 ans ne suit plus l’actualité en parcourant la presse, mais en regardant un live, un story-time ou une vidéo de réaction. L’opinion ne se fabrique plus dans un journal, mais dans une timeline.

Une rupture générationnelle assumée

Pour comprendre ce basculement, il faut mesurer l’écart entre les représentations de la politique chez les jeunes et chez leurs aînés. Là où les générations précédentes associaient l’engagement à la militance longue, aux réunions, aux partis, aux syndicats ou aux associations structurées, les nouvelles cohortes privilégient la visibilité immédiate, le discours “authentique”, le capital d’audience. On ne devient plus candidat après vingt ans de parcours militant, mais parfois après deux ans de lives bien suivis. Non pas parce que la politique aurait perdu son sérieux, mais parce que ses codes d’accès ont changé.

Cette mutation n’est pas qu’esthétique : elle traduit une transformation profonde du rapport au temps, à la légitimité, au savoir. Pour le jeune actif, habitué à interagir, commenter, produire lui-même des contenus, le journaliste incarne une verticalité dépassée. L’influenceur, au contraire, incarne une parole latérale, réactive, horizontale — donc familière. Les jeunes ne croient pas forcément ce que dit l’influenceur, mais ils croient à la manière dont il le dit : sans jargon, sans distance, sans hiérarchie.

Quand les réseaux deviennent raccourci politique

Il y a dix ou quinze ans, l’accès à une fonction élective passait par un long filtre : carrière militante, notabilité locale, capital familial ou social, appui partisan. Aujourd’hui, il existe une voie parallèle : le cumul d’abonnés. Certains partis, conscients du déclassement de leurs figures classiques, n’hésitent plus à recruter des influenceurs, assumant un calcul simple : une communauté numérique vaut parfois plus qu’un ancrage territorial. Le like devient promesse de voix, l’algorithme un nouveau territoire électoral.

Les exemples abondent. En France, en Italie, au Brésil, en Tunisie, au Maroc, on a vu des influenceurs se porter candidats, parfois élus. Certains ont même intégré des gouvernements ou des cabinets ministériels, dans l’idée qu’ils sauraient “parler aux jeunes”. La politique absorbe l’influence, et l’influence aspire le politique. Le risque, cependant, est double : la spectacularisation du débat d’un côté, et la fragilisation du sérieux gouvernemental de l’autre. Être suivi ne signifie pas savoir gouverner.

Sauront-ils gouverner ?

C’est là que réside la grande interrogation. Une fois élus — ou nommés — les nouveaux venus issus du numérique se retrouvent confrontés à des réalités que les réseaux sociaux ne préparent pas : la lenteur administrative, les arbitrages budgétaires, les négociations interministérielles, les compromis nécessaires, la complexité des dossiers économiques ou sociaux. Gouverner n’est pas produire du contenu. Décider, ce n’est pas performer. Le Parlement n’est pas un plateau de tournage.

Si certains influenceurs devenus élus savent s’adapter, d’autres se heurtent violemment à l’écart entre le temps politique (long, ingrat, discret) et le temps médiatique (court, spectaculaire, instantané). Leur réussite dépendra moins de leur capacité à parler qu’à apprendre, moins de leur visibilité qu’à leur compétence. Tout dépendra aussi de la manière dont les institutions elles-mêmes accepteront — ou non — de se transformer en profondeur.

Le signal d’un malaise plus large

Au fond, l’essor du pouvoir des influenceurs est moins un triomphe du marketing qu’un symptôme : celui de l’effritement de la confiance envers les médiations traditionnelles — partis, syndicats, presse, élites politiques. Si les jeunes se tournent vers les influenceurs, c’est moins par fascination que par déficit d’alternatives crédibles. Ils ne voient plus l’utilité d’attendre d’être cooptés par un appareil politique vieillissant. Ils préfèrent inventer leur propre scène — fût-elle virtuelle.

Reste à savoir si cette révolution des codes d’accès au pouvoir produira une révolution de contenu. Le jour où les influenceurs devenus députés devront agir sur le chômage, le logement ou l’éducation, les likes ne suffiront plus. Le passage de la caméra à la loi sera le vrai test. Les réseaux sociaux donnent l’entrée. Ils ne garantissent ni la compétence ni la vision.

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