
Par: Mohamed Khoukhchani

Longtemps porteuse d’espoir, la gauche marocaine s’est imposée, dans les années 1960 à 1990, comme la conscience sociale du pays. Elle incarnait la défense des couches défavorisées, la justice sociale et l’émancipation politique. Mais depuis deux décennies, un constat s’impose : la gauche a perdu sa crédibilité. Entre promesses généreuses et compromis gouvernementaux, ses principaux partis – l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Parti du progrès et du socialisme (PPS) – semblent piégés entre leur discours originel et la réalité du pouvoir.
De la lutte démocratique à la participation sous contraintes
Lorsque l’USFP accède au gouvernement d’alternance dirigé par Abderrahmane Youssoufi en 1998, l’événement est historique. La gauche, longtemps marginalisée, prend les rênes du pouvoir. Les premières années sont marquées par un vent d’espoir : ouverture politique, réformes sociales, début de réconciliation nationale. Mais les contraintes économiques et institutionnelles freinent rapidement l’élan. À la fin du mandat Youssoufi, beaucoup de Marocains considèrent que la gauche a renoncé à son rôle contestataire.
Depuis lors, la participation gouvernementale des partis de gauche s’est souvent faite au prix de compromis politiques. Le PPS, allié fidèle dans plusieurs coalitions, a assumé des portefeuilles clés (éducation, santé, habitat, emploi), sans pour autant parvenir à inverser la tendance à la précarisation. Ce paradoxe alimente l’idée que les dirigeants de gauche se satisfont des postes plutôt que de défendre des réformes structurelles.
Des chiffres qui parlent.
Lors des élections législatives de 2021, l’USFP n’a obtenu que 34 sièges (contre 125 pour le RNI) et le PPS 22 sièges, loin derrière les grandes formations libérales. Ensemble, ils ne représentent même pas 15 % de la Chambre des représentants.
Le contraste est saisissant avec les années 1990, lorsque la gauche constituait le cœur battant du débat politique et syndical.
La désaffection populaire est d’autant plus visible dans les grandes villes naguère bastions socialistes, comme Casablanca, Rabat ou Fès, où les partis de gauche ont été supplantés par des candidats indépendants, le RNI ou encore le PAM.
Syndicats : entre perte d’influence et sursauts de colère.
Sur le terrain social, les syndicats historiquement proches de la gauche – UMT, CDT, FDT – peinent eux aussi à retrouver leur poids d’antan.
Les mobilisations massives des enseignants contractuels depuis 2019, ou les grèves dans la santé et la fonction publique, ont montré une capacité de contestation réelle, mais souvent hors des structures syndicales traditionnelles.
Ce glissement traduit une crise de représentation : une jeunesse précarisée et connectée préfère s’organiser sur les réseaux sociaux que dans les centrales syndicales. Ces dernières, souvent accusées de proximité avec les partis, sont perçues comme prisonnières du dialogue institutionnel, sans rapport de force efficace.
Le poids des contraintes et des illusions.
La gauche marocaine n’évolue pas dans le vide. Elle agit dans un système politique où la décision stratégique est souvent partagée avec d’autres pôles de pouvoir. Mais son erreur majeure a été de ne pas expliquer ces contraintes à ses électeurs, préférant maintenir un discours d’opposition même en gouvernant.
De ce fait, ses dirigeants apparaissent aujourd’hui comme des gestionnaires sans vision. La défense des classes moyennes et défavorisées, jadis cœur de leur légitimité, s’est diluée dans un discours technocratique, souvent aligné sur les priorités budgétaires du moment.
Des valeurs en crise.
La gauche marocaine n’a pas seulement perdu des sièges : elle a perdu le langage de la justice sociale. Là où elle parlait jadis d’égalité, de dignité et de redistribution, elle parle aujourd’hui de « croissance inclusive » et de « gouvernance ».
La question n’est plus seulement électorale, elle est morale : comment un mouvement né pour défendre les plus faibles peut-il se contenter d’accompagner des politiques qui creusent les inégalités ?
Quelles issues possibles ?
Certains signaux montrent que la gauche n’est pas morte.
Le PPS, sous Nabil Benabdallah, tente de retrouver un discours social fort, notamment sur l’habitat, la santé et la protection sociale.
L’USFP, de son côté, parle de refondation et de réconciliation avec la jeunesse.
Mais sans renouvellement générationnel, ni transparence interne, ces efforts risquent de rester symboliques.
L’avenir de la gauche marocaine dépendra de sa capacité à redevenir un espace d’idées et de courage politique, plutôt qu’un simple acteur du jeu institutionnel. Le pays a besoin d’une gauche crédible, pas nostalgique ; engagée, pas docile.
Conclusion.
Entre désillusion populaire, fragmentation et perte d’ancrage social, la gauche marocaine vit une crise profonde. Si elle veut retrouver sa légitimité, elle devra renouer avec ce qui faisait sa force : le courage de dire non, la proximité avec les classes laborieuses et la cohérence entre le discours et l’action.
Car sans une gauche forte, le pluralisme démocratique du Maroc lui-même risque de s’appauvrir.


