
Par: Zakia Laaroussi
À l’heure des confusions, la lumière de la raison pâlit lorsqu’elle se voit réduite à simple instrument au service du texte révélé. Le logos n’est plus flambeau du questionnement, mais glaive brandi contre la divergence. C’est ainsi qu’Ibn Taymiyya révèle un double visage : une géniale puissance fondatrice, mais aussi une fascinante propension à la rigueur belliqueuse. Ce texte explore la métamorphose profonde de sa pensée — d’un projet réformateur, dialectique, à l’étincelle doctrinale qui embrasa les écoles de l’obscurantisme.
Associer logique et extrémisme peut sembler une contradiction insoutenable. La première est outil d’analyse, d’ouverture ; le second repose sur une certitude close, sur l’interprétation univoque. Et pourtant, Ibn Taymiyya (1263–1328) incarne cette tension inédite : comment ce juriste érudit, rompu aux arcanes du raisonnement, en vint-il à conjuguer les plus nobles instruments du débat rationnel avec les formes les plus virulentes du conflit théologique ? Comment est-il devenu la référence majeure pour ceux qui cherchent à sacraliser la violence sous couvert de légitimité divine ?
Nul esprit équitable ne saurait nier l’éclat intellectuel d’Ibn Taymiyya. Pensée systémique, rigoureuse, capable de déconstruire puis de recomposer les édifices doctrinaux avec une précision redoutable. Mais il fit de cette intelligence un levier de confrontation, non d’ouverture ; un outil de démolition de l’altérité, non de compréhension. En s’attaquant à la logique aristotélicienne, il ne rejeta pas la raison en soi, mais sa prétention à l’universalité : il la ramena au giron de la tradition, en fit l’otage du texte, détruisant toute autonomie au profit du seul héritage scripturaire.
Ibn Taymiyya n’était pas, fondamentalement, hostile à la logique ; il l’était à l’égard d’une raison affranchie de l’autorité du texte. Voilà le nœud du problème : la raison, chez lui, ne guide pas, elle obéit. Le raisonnement n’est plus voile déployé pour la quête, mais marteau destiné à l’écrasement. Il en fit une rhétorique d’assujettissement, non d’exploration.
Son affrontement avec la logique d’Aristote le démontre avec éclat. Il ne s’agissait pas d’un refus par ignorance, mais d’un rejet conscient, éclairé par une profonde connaissance des syllogismes et des méthodes antiques. Il refusa leurs racines païennes et leurs conclusions contraires à ce qu’il considérait comme « transmission authentique ». Il forgea ainsi une méthodologie propre : un « rationalisme traditionnel » où le texte devient source et la raison, simple interprète — non plus créatrice, mais servile.
Le basculement devient vertigineux lorsqu’Ibn Taymiyya se transforme en fer de lance d’un discours conflictuel, dirigé non seulement contre les hétérodoxes, mais contre des communautés entières : philosophes, théologiens dialecticiens, chiites, soufis, chrétiens, Mongols. Le désaccord n’était plus doctrinal : il devenait idéologique, prélude à une jurisprudence d’exclusion, qui ne souffre ni l’ignorance, ni l’ambiguïté. Sa célèbre fatwa appelant à combattre les musulmans ayant pactisé avec les Mongols devint l’une des matrices du jihadisme contemporain.
L’union de la raison et du fanatisme n’était chez lui ni synthèse ni conciliation, mais instrumentalisation. L’intellect n’était pas un horizon, mais une arme ; chaque argument, une flèche dirigée, non une invitation au dialogue. Ce qu’il offrait n’était pas une logique du débat, mais une logique du commandement — qui affirme, mais ne questionne pas ; qui arme, mais n’éclaire guère.
Ses écrits ne laissent place ni à la méditation libre, ni à l’émerveillement spéculatif. Ce sont des champs de bataille, des arsenaux de preuves. Il façonna la raison non en loupe, mais en bouclier. C’est ici que son projet dialectique, pourtant nourri de rigueur, devint le terreau fertile d’un radicalisme dogmatique.
Dans un tel climat, il n’est guère étonnant que les voix de Farabi, d’Avicenne ou d’Averroès aient été reléguées à la périphérie. Ces penseurs avaient vu dans la logique un pont vers l’Absolu ; ils avaient tenté de concilier la sagesse antique et la révélation, la cité idéale et la miséricorde divine. Ibn Taymiyya, lui, les affronta en adversaires, les expulsa du champ de l’interprétation légitime, les relégua aux marges de l’erreur. Et, de ce rejet, naquit le crépuscule.
Chez eux, la logique était un jardin de pensée ; chez lui, une guillotine. Chez eux, ouverture à l’universel ; chez lui, repli dans la lettre, même en utilisant leurs outils. La tragédie d’Ibn Taymiyya ne réside pas dans ses capacités intellectuelles, mais dans les bornes qu’il leur imposa. Son esprit resta rivé à l’autorité doctrinale, asservi aux murs du texte révélé. La liberté, chez lui, n’avait ni rang, ni droit propre : elle ne vivait que sous condition.
Lorsque l’un de ses disciples affirme : « Celui qui contredit le texte explicite est égaré, fût-il prophète », la crise atteint son acmé. Ibn Taymiyya ne fut pas le concepteur du terrorisme, mais il en fournit, malgré lui, les armes conceptuelles. Le drame naquit de ses lecteurs — non de ses écrits — ceux qui ne le lurent pas en dialecticien, mais en pourvoyeur de glaives.
La question cruciale demeure : comment un raisonnement devient-il poudre ? Comment ce penseur controversé devint-il l’une des sources majeures de la pensée jihadiste ?
La réponse se niche dans la transformation des contextes et dans la structure même de son discours, aisément amputable. Ibn Taymiyya écrivit à l’époque du désastre : chute de Bagdad, invasions mongoles, déliquescence du califat. Un temps de réplique, non de construction. Mais ses fatwas sur l’« abstention communautaire », la fidélité (walāʾ) et le désaveu (barāʾ), la rébellion contre l’apostasie sociétale, furent plus tard recyclées en manifeste de violence sacrée.
Ses disciples n’ont pas pratiqué une lecture critique, mais sélective. Ils ont brandi ses jugements comme glaives levés, négligeant la charpente dialectique pour ne retenir que l’arsenal polémique. Et ainsi, malgré sa stature, Ibn Taymiyya sombra dans les rets de l’histoire : son œuvre devint ressource pour les incendiaires, non par dessein… mais par disposition discursive.
Dès lors, il n’est pas surprenant que sa pensée soit érigée en dogme absolu par les tenants d’un islam politique radical. La combinaison unique qu’il propose — une raison soumise au texte, une jurisprudence excluante, une théologie tranchante — a engendré un archétype du juriste-guerrier, où le syllogisme se fait sabre, et la preuve, champ de bataille.
Ibn Taymiyya fut, dans son siècle, un rempart contre les désordres doctrinaux ; mais sa rigueur inflexible et son interprétation littéraliste de la loyauté et du rejet sont aujourd’hui lus à travers le prisme de la mobilisation, non de l’effort d’interprétation.
Au fond, Ibn Taymiyya demeure une énigme intellectuelle insaisissable. Son génie est incontestable, son influence, irréductible. Il a marié la critique au takfîr, la jurisprudence à la lutte, la dialectique à la clôture. C’est là toute sa grandeur… et toute sa tragédie.
Et la question reste suspendue :
Peut-on libérer Ibn Taymiyya de l’emprise de ses lecteurs ?
Peut-on le réhabiliter en tant que penseur réformiste, et non en tant qu’icône belliciste ?
Peut-on relire son œuvre comme tentative critique, et non comme code idéologique ?
La réponse n’est pas dans la démolition, mais dans la déconstruction.
Il faut le ramener à l’espace de l’ijtihad… non à la poussière des champs de bataille.