Par Salaheddine LALOUANI*
Contexte et succès international
Premier long-métrage de Kamel Lazrak, Les Meutes a marqué l’histoire en devenant le premier film marocain à remporter le prestigieux Prix du Jury dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2023, suivi du prix du Jury festival International du Film de Marrakech et récemment le Grand Prix du Festival National du Film de Tanger.
Ces distinctions consacrent cette œuvre percutante et imposent Lazrak comme un réalisateur prometteur dans le cinéma marocain. À travers ce récit plongé dans les profondeurs de Casablanca, Lazrak brosse un portrait sans concession d’une société marquée par la lutte pour la survie, l’oppression sociale, et les dynamiques intergénérationnelles.
La relation père – fils et les conflits intergénérationnels
Le lien entre le père et le fils, au centre de l’intrigue, représente bien plus qu’un simple rapport familial: il incarne les tensions entre traditions superstitieuses et désir de modernité. Le père, avec ses croyances et rituels, incarne une génération marocaine attachée aux valeurs anciennes, souvent empreintes de superstition, tandis que le fils symbolise la jeunesse, énergique et tournée vers le changement, mais freinée par une société rigide.
Ce fossé culturel et générationnel traduit une lutte pour l’identité et le progrès, alors que le père s’accroche à un passé protecteur et que le fils rêve de s’affranchir d’un héritage oppressif.
La dimension psychologique du père
Lazrak approfondit la complexité du personnage paternel en explorant ses épisodes de psychose, où le père dialogue avec des cadavres et se réfugie dans des superstitions. Ces moments de psychose, que l’on peut interpréter comme des hallucinations induites par la pression sociale et la misère, reflètent la dégradation de sa santé mentale sous le poids d’un quotidien intenable.
En donnant vie aux fantômes du passé, Lazrak souligne l’idée que les traumatismes, les échecs et les regrets hantent l’esprit de ceux que la société marginalise, faisant de ce père un symbole poignant de la détresse psychologique souvent vécue en silence.
Superstition et fanatisme comme mécanismes de survie
Ce rapport complexe à la superstition et au fanatisme chez le père illustre aussi une forme de mécanisme de survie face à une réalité insupportable. Ses croyances et rituels ancestraux lui offrent un échappatoire, un héritage des générations passées qui, pour lui, donne encore un sens à la vie. En contraste, son fils voit ces rites comme déconnectés de sa propre réalité, révélant une fracture intergénérationnelle.
Par cette dimension spirituelle et superstitieuse, Lazrak dévoile un moyen de survie psychologique, où la foi et les rituels prennent le pas sur une rationalité qui n’offre pas de consolation.
La violence et la lutte pour la survie
Les rivalités entre gangs, ou « meutes », deviennent l’expression d’une lutte pour la survie dans une société marocaine qui abandonne ceux qui se trouvent en marge. Cette brutalité n’est pas gratuite mais résulte de l’absence totale d’opportunités et d’un monde sans pitié, où l’ascension sociale se mesure en termes de force brute.
À travers cette métaphore, Lazrak montre comment des vies en apparence « sauvages » sont en réalité sculptées par un environnement qui écrase toute possibilité de rédemption et où la survie est le seul objectif.
Oppression silencieuse de l’élite et corruption
Lazrak choisit de maintenir l’élite et les figures d’autorité en arrière-plan, avec seulement quelques apparitions furtives. Cependant, même invisibles, leur influence pèse lourdement sur les protagonistes. La police, représentant une autorité corrompue, exige un pot-de-vin (un seau de figues) pour laisser le père et le fils tranquilles, soulignant la banalité de la corruption. L’apparition d’un jeune homme riche dans une villa reflète également la déconnexion totale de cette élite par rapport aux classes inférieures. Cette absence renforce l’impression d’une oppression sourde, mais omniprésente, qui maintient les plus faibles sous sa coupe.
Une vision fataliste en miroir de la société marocaine
Lazrak insuffle dans son film un fatalisme profond, ancré dans la loi de Murphy: “Tout ce qui peut mal tourner, tournera mal, et au pire moment”. Cette loi résonne ici comme une fatalité symbolique, un rappel de la dureté de la vie des protagonistes, où chaque espoir semble voué à l’échec.
À travers ce concept universel, Lazrak décrit une forme de malédiction collective ressentie par de nombreux Marocains, pour qui chaque avancée se heurte à une inertie sociale. Ce fatalisme, loin d’être un simple élément narratif, devient un miroir des réalités bloquées où, malgré les efforts, chaque tentative de s’échapper s’évanouit.
Choix du casting et réalisme brut
Le choix de Lazrak de confier les rôles principaux à des acteurs débutants ajoute un réalisme saisissant au film. Leur jeu brut et sincère donne une crédibilité immédiate à ces personnages. Cette authenticité rappelle cependant la précarité que vivent certains acteurs marocains. Le décès récent de Mounïm Kbab, qui jouait « Kouita » dans Ali Zaoua, est une tragédie qui résonne avec le sort de ces personnages, illustrant une triste réalité où le talent des acteurs ne les prémunit pas contre les dures réalités sociales.
Conclusion: Avec Les Meutes, Kamel Lazrak livre une œuvre puissante qui redéfinit les codes du cinéma marocain contemporain. En plus de ses succès internationaux, ce film ancre Lazrak comme un réalisateur à suivre. Ce premier long-métrage, sans compromis, fixe des attentes élevées pour ses projets futurs, et démontre sa capacité à capturer la complexité de la société marocaine. Les Meutes reste une œuvre marquante, une exploration sans détour des marges de la société, et un rappel constant de la dureté d’une existence où chaque lueur d’espoir est souvent écrasée par des systèmes invisibles mais oppressifs.
* Critique de cinéma