Paris – Zakia Laaroussi*
Au cœur de nos méditations sur l’amour et le mariage, qu’elles relèvent de la sphère familiale ou sociale, surgissent des questionnements éternels. L’amour, avec toute sa magie et son envoûtement, peut-il résister aux épreuves du quotidien ? Est-il en mesure de préserver sa lueur, une fois que l’on s’est installé sur ce « fauteuil de la stabilité », souvent perçu comme un trône de sécurité, mais qui, en réalité, peut devenir le théâtre d’une lutte incessante entre le rêve et la réalité ? C’est ici que nous revient à l’esprit la fameuse sentence d’Al-Jahiz: « Lorsque nous avons vu que l’amour est l’une des plus grandes sources de mal ». Cette phrase ouvre une porte vers une compréhension plus profonde de la complexité des relations humaines.
Al-Jahiz, ce penseur visionnaire de l’ère abbasside, a légué à la postérité un héritage intellectuel et littéraire d’une profondeur inégalée. Il abordait l’amour et le désir avec une audace et une clarté exceptionnelles, insistant sur les aspects sensuels des relations illicites entre hommes et femmes. Dans sa société, où la présence des concubines coexistait avec le mariage, les sentiments et les désirs se mêlaient, offrant à Al-Jahiz une toile riche pour décrypter la psyché de l’homme marié. Ce tableau qu’il a peint, bien que façonné dans un autre temps, résonne encore étrangement avec nos réalités contemporaines. Là où Al-Jahiz percevait le mariage comme une source de conflits, de frustrations et de déviances, son analyse, pertinente alors, l’est tout autant à l’ère du numérique, où les rapports humains sont souvent simplifiés à l’extrême sur TikTok et Messenger.
Loin de fuir les discussions sur la sexualité masculine après le mariage, Al-Jahiz s’étendait longuement sur les transformations qui s’opèrent dans la relation conjugale, que ce soit dans ses missives ou dans ses œuvres majeures telles que Le Livre des Animaux. En comparant ses observations à celles de contemporains comme Abu al-Faraj al-Isfahani dans Les Chants, ou Ibn Qutaybah dans Les Yeux des Nouvelles, on remarque qu’Al-Jahiz se distingue par sa capacité à saisir avec justesse les mutations de l’amour après le mariage. Dans une sincérité parfois brutale, il affirmait que « les concubines sont souvent plus prisées des hommes que leurs épouses légitimes ». Il pointe ainsi du doigt la désillusion de la femme mariée, qui, après avoir pris place sur ce « fauteuil de la stabilité », pourrait se retrouver piégée dans une institution qui ne comble pas toujours ses rêves de bonheur.
Cette critique acerbe d’Al-Jahiz à l’égard du mariage nous conduit à nous interroger: le mariage engendre-t-il une forme de monotonie, d’ennui latent ? En vient-il à éteindre la flamme de l’amour, autrefois ardente avant l’installation sur ce fauteuil ? L’amour, souvent, se transforme en une lutte silencieuse après l’union. Les partenaires se confrontent alors à des défis dépassant les simples sentiments, englobant les tracas du quotidien. La relation devient un champ de bataille, non plus physique, mais psychologique et émotionnel. Al-Jahiz a su exposer ce changement insidieux ; et à l’heure où nous nous préparons à entrer en scène pour jouer le rituel sacré du mariage, nombre de femmes semblent destinées à brûler sous les feux des désirs inassouvis de leurs époux, faisant des guerres intimes l’ultime acte de ce drame.
Pourquoi alors quitter les cieux éthérés pour se poser sur ce « fauteuil de la stabilité », légitimant ainsi une institution qui peut parfois tuer la rosée qui nourrissait la plante de l’amour ? Ne devrions-nous pas plutôt anticiper les défauts et les conflits inévitables ? Ou bien s’agit-il d’un passage nécessaire pour former ce trinôme sacré (le père, la mère et les enfants) que nous dictent la foi et la loi ?
Une question plus profonde se dessine alors: comment l’amour, avec toute sa passion et son mystère, peut-il devenir, après le mariage, un fardeau pour le cœur et l’esprit ? Est-ce le mariage qui étouffe l’amour, ou l’amour lui-même, avec toutes ses contradictions, est-il incapable de s’ajuster à la réalité ?
Si Al-Jahiz se concentrait sur la dimension physique de l’amour, son analyse n’était pas dénuée de portée philosophique. L’amour, pour lui, ressemble à un champ de mines, oscillant entre la passion des amants et l’amertume de la séparation, pour finalement se transformer en un « amour gris », perdant son éclat sous le poids des responsabilités quotidiennes. Ce « fauteuil de la stabilité », traditionnellement symbole de sécurité, peut se révéler être une cage où l’amour s’étiole, où la « flamme bleue » s’éteint peu à peu, l’un des époux devenant l’esclave des attentes irréalistes de l’autre. Une autre question surgit alors: pourquoi cherchons-nous à nous installer sur ce fauteuil, si souvent le destin de l’amour est voué à l’échec ?
Un retour vers les récits d’amour platonique dans l’histoire montre que ces histoires finissent rarement bien. Jamil et Layla, ou encore « Urwa et Azza », sont tous morts d’amour et de séparation. Comme le dit Majnoun en pleurant la mort d’ »Urwa »:
« Je m’étonne d’Urwa l’amoureux, devenu Récit pour un peuple après un autre. Urwa est mort d’une mort paisible, Tandis que moi, je meurs un peu plus chaque jour. »
Ce rappel historique semble nous indiquer que l’amour n’aboutit pas toujours à la félicité, mais parfois à la séparation ou à la mort. Sommes-nous donc un peuple condamné à mourir d’amour ?
La réalité ne parle pas le langage des poètes, et l’amour, terme ambigu, abrite en lui-même une infinité de contradictions. Il oscille entre joie et tristesse, proximité et distance, lumière et obscurité. Il peut devenir une lutte intérieure où la raison se dissout, laissant l’oubli triompher des émotions. D’un autre côté, peut-être est-ce l’abstinence du mariage qui permet à l’amour de perdurer, de rester dans cet état d’extase perpétuelle, à l’abri des contraintes de la vie quotidienne.
Au bout du compte, il semble impératif de réévaluer la relation entre l’amour et le mariage, ainsi que les perceptions sociales et religieuses qui les entourent. L’amour est fait d’une alchimie d’opposés: il unit et sépare, il enivre et irrite, il console et réprimande. Une chose demeure certaine: comprendre pleinement ses méandres relève de l’exploit, et tenter de le maîtriser est presque impossible.
Quelle est donc la solution ? Sommes-nous condamnés à vivre l’amour dans un brouillard de mystère et d’imagination, loin des dures réalités de la vie ? Ou bien devons-nous nous plier aux règles de ce « fauteuil de la stabilité », malgré les combats et les défis qu’il impose ? Peut-être, malgré ses imperfections, l’amour trouve-t-il son véritable refuge dans les contraintes du mariage, même sévères. Toutefois, ces contraintes se transforment souvent en lutte idéologique, chacun des époux cherchant à imposer sa vision, faisant de la scène matrimoniale un véritable « ring de boxe psychologique ». L’amour se mue alors en « endurance infinie » pour la femme, tandis que pour l’homme, encore marqué par une culture de la polygamie, le divorce devient une célébration « au son des tambours ». Celui-ci reste prêt, toujours et encore, à gravir ce « fauteuil de la stabilité », car il est, après tout, « l’homme qui vaut quatre milliards ».
* Poétesse marocaine basée à Paris