Vient de paraître. « Yeshayahou Leibowitz et Muhammad Shahrour. Deux voix tonitruantes » du chercheur Chakib Hallak

« Yeshayahou Leibowitz et Muhammad Shahrour. Deux voix tonitruantes » est l’intitulé du nouvel ouvrage du chercheur Chakib Hallak, qui vient de paraître aux Éditions Universitaires Européennes.

Cet ouvrage est une étude comparative entre deux penseurs iconoclastes Leibowitz (issu d’une culture juive) et Shahrour (issu d’une culture arabo-musulmane) et se divise en quatre parties.

La première partie est intitulée « Personnalités originales et contestées. Éléments biographiques et idées phares ».

La deuxième partie, intitulée « Les dérives de la politique », est composée de deux chapitres qui traitent les dérives de la politique israélienne et les dérives de la politique du monde arabe.

La troisième partie, intitulée « Les dérives de la religion », est composée aussi de deux chapitres qui traitent les dérives du sionisme religieux et les dérives du salafisme.

La quatrième et dernière partie, intitulée « Les alternatives », est composée de trois chapitres:

1) Une religion sans contrainte.

2) L’aggiornamento de la halakah (la Loi juive) et l’aggiornamento du fiqh ( la jurisprudence islamique).

3) La séparation de l’État et de la religion.

L’ouvrage de Chakib Hallak s’achève par une conclusion en deux points traitant:

A) Les éléments qui plaident dans le sens d’une analogie entre Leibowitz et Shahrour:

1) Les deux penseurs ont le même objectif: rompre le consensus, démolir les mythes, bousculer les tabous, briser les vérités toutes faites, tracer une ligne impénétrable entre vérité et mensonge et surtout déranger les consciences pour les réveiller de leur engourdissement.

2) Les deux sont totalement libres intellectuellement et soucieux de prendre les positions qui leur paraissent s’imposer.

3) Les deux condamnent avec virulence le régime politique, de leurs pays respectifs, pour ses méthodes anti-démocratiques.

4) Les deux critiquent également le discours religieux pour ses dogmes, ses aberrations, ses dérives et enfin, ils parlent tous les deux en faveur de la liberté de l’homme.

5) Les deux interpellent les membres de leur société, dérangeant leurs certitudes et leur bonne conscience,

6) Les deux exercent une influence objective sur nombre de personnes, quelles qu’elles fussent, des jeunes en particulier,

7) L’engagement des deux penseurs est religieux et leur champ d’activité privilégié, la science; même si on ne saurait exclure que tous les deux aient eu une formation philosophique hors cursus.

8) Néanmoins, pour l’un et l’autre, l’homme ne devenait que ce qu’il décidait d’être en s’engageant.

B) A cet ensemble, s’opposent cependant d’autres éléments, qui plaident pour une divergence de fond:

1) Si le cheminement philosophique de Leibowitz est balisé par la question ou plus exactement par le service de Dieu, car la notion de Dieu est problématique et ne prend sens qu’associée à celle de service; celui de Shahrour est hanté principalement par la question de l’altérité.

2) Pour Leibowitz, la religion et le reste du monde sont deux éléments distincts. La religion existe en tant qu’élément séparé dont toute la signification se résume à « servir Dieu », « accepter le joug divin », sans avoir le moindre contact ou même sans apporter la moindre information au monde dans lequel l’homme vit. Le Dieu de Leibowitz est transcendant et ne fait donc, par définition, pas partie du monde qu’il a créé. Shahrour, quant à lui, réfute cette conception mécaniste du cosmos qui exclut toute intervention divine dans la Nature et dans l’Histoire.

L’opposition entre La Prophétie et Le Message, soulignée par Chakib Hallak dans la première partie de son ouvrage, constitue, selon Shahrour, l’une des modalités par lesquelles Dieu intervient dans l’Histoire. La méthode de Shahrour adhère donc à l’idée de révélation en tant que mode de communication par lequel Dieu se manifeste aux hommes dans l’Histoire et leur transmet des vérités sur Lui et sur eux, ainsi que des enseignements moraux visant à les aider à organiser la vie sociale et politique. En tant que communication entre Dieu et les hommes, la révélation (wahy) est perçue comme une descente (Tanzîl), montrant ainsi la complexité du phénomène d’inspiration divine dans le texte coranique, et la manière dont la prophétie en constitue l’une des modalités engageant l’étude de la parole de Dieu et de sa communication aux hommes. Shahrour estime, par ailleurs, que le phénomène de la révélation repose sur deux piliers: d’un côté Dieu envoie des messagers qui fondent des lois moraux, sociales ou politiques, et, d’un autre côté, ils missionne des prophètes en leur donnant quelques clefs d’accès au Réel. Le thème de scellement de la prophétie mentionné dans un seul passage du texte coranique (Coran, 33, 40) traduit cette progression des interventions de Dieu dans l’Histoire jusqu’à Son retrait marqué par l’absence de futures communications avec les hommes. En le chargeant de transmettre un code de conduite universel confirmant les anciens codes de la tradition monothéiste (ceux de Moïse et de Jésus), Dieu fait de Muhammad l’instrument de la confirmation de vérités métaphysiques ou physiques et lui donne les signes permettant d’établir sa sincérité.Ce qui distingue Muhammad par rapport aux autres prophètes, c’est que les signes de véracité de son message (âya pl.âyât) sont constitués de signes textuels ou de versets: âya.

Les signes invitent à ajouter foi à son message sans donner de matérialité concrète à son action à travers des miracles ou des actions perçues comme étant extraordinaires par les destinataires du message. Ainsi, la preuve de la prophétie de Muhammad fonctionne de manière inversée par rapport aux miracles des autres prophètes. Ces derniers ont pu les donner une fois pour toutes à leurs peuples, alors que pour Muhammad les signes apparaissent au fur et à mesure qu’augmente la maîtrise du Réel, et la connaissance des lois de l’univers. D’où, dans bien des passages coraniques, la souffrance exprimée plusieurs fois par le prophète à propos de l’absence de preuves matérielles à offrir à ses contemporains, et la présence du thème de la consolation visant à le confirmer dans son statut et l’encourager dans sa mission.

3) Fervent défenseur des droits de l’homme, Leibowitz rejette, pourtant, l’humanisme. Il est vrai qu’il est courant d’entendre parler de « valeurs humanistes » dans le judaïsme, mais c’est une ineptie d’après Leibowitz, parce que l’humanisme, contrairement au judaïsme, voit en l’homme la valeur suprême. L’humanisme pour Leibowitz est une catégorie athée, sans quoi cela « signifierait que l’homme aurait préséance sur Dieu ».

Le judaïsme auquel se réfère Leibowitz est défini de manière très précise comme « donnée empirique, un judaïsme tel qu’il s’est cristallisé réellement dans l’existence historique du peuple juif au cours de ses générations. De ce point de vue, le judaïsme ne saurait être défini que par la Torah et les commandements qui étaient, seuls, ses fondements constitutifs jusqu’à son effritement lors de ces deux derniers siècles ».

Il en découle qu’il ne saurait y avoir d’éthique juive ou encore que « le judaïsme n’est pas un humanisme ». Pas même un humanisme de l’autre homme, car Leibowitz ne reconnaît aucune valeur à l’être humain si ce n’est celle de se tenir devant Dieu. Comme l’exige le psalmiste: « Je place constamment Dieu en face de moi » (Ps 16,8). Alors que l’éthique aurait formulé cette injonction de la sorte: « Je place constamment l’humain en face de moi ». (Source: David Banon, De L’Être à la Lettre, p.437)

A cette vision théocentrique et « anti-humaniste » de Leibowitz s’oppose la conception anthropocentrique et humaniste de Shahrour qui pense que ce qui fait l’essentiel de la religion, toute religion, est l’éthique non les rituels (jeûne, prière etc). Une religion qui se coupe de l’éthique universelle pour s’attacher au seul rituel, devient irrationnelle et inhumaine. Les dix commandements, dit-il, que Dieu a appelés « furqân » dans le Coran (Coran, 6, 151-153) incarnent les valeurs communes aux messages célestes apportés par Moïse, Jésus et Muhammad: « Chaque société doit œuvrer à enraciner ces valeurs dans les consciences individuelles, en les présentant comme valeurs porteuses d’un caractère universel et global. L’Autre, quelle que soit sa religion, doit donc être traité à partir de ces valeurs, puisque le fondement des rapports entre les peuples est le fait de se connaître mutuellement. Quant aux guerres, elles ne constituent que des cas exceptionnels et un régime particulier qui ne doit pas être la norme pour régir le domaine des relations internationales, et ce malgré la présence de divergences religieuses entre les nations, et d’orientations idéologiques les distinguant les unes des autres ». (Source: M. Shahrour, Pour un islam humaniste).

Au-delà des similitudes et des divergences entre Leibowitz et Shahrour, Chakib Hallak souligne, pour finir, que leurs écrits illustrent bien le nœud de chaque débat de société: il est important de faire son autocritique sur les mœurs, les traditions et le gouvernement dans son propre pays pour faire progresser la société.

Précédents ouvrage de Chakib Hallak: 

1) Le réalisme magique chez Franz Kafka.
2) Muhammad Shahrour, le Martin Luther de l’islam.
3) Un penseur lumineux, Muhammad Shahrour.