Par Dr. Abderrahim CHIHEB
La haine que l’on voue à l’Occident à travers le monde n’est pas quelque chose de nouveau et l’Histoire est là pour apporter, comme cela sera précisé plus loin, des explications éclairantes sur les raisons et le contexte historique ayant conduit à la naissance de ce sentiment. En revanche, ce qui est nouveau, aujourd’hui, c’est l’exacerbation de ce phénomène, son extension à de nombreux pays – les anciennes colonies en premier – qui appartiennent à des aires géographiques que, à priori, beaucoup de choses séparent, et qui, pourtant, se rejoignent et s’unissent dans la haine de l’Occident. L’observation de la situation et l’évolution du monde d’aujourd’hui, notamment avec les proportions que ce phénomène est en train de prendre, cristallise, en fait, le conflit qui oppose l’Occident au reste du monde et dont l’issue devient de plus en plus prévisible.
Pour comprendre ce dont on parle, comme cela est inscrit dans le titre de cet article, sous la forme interrogative, et comprendre la situation d’aujourd’hui qui en est la conséquence, il convient d’interroger les faits accumulés durant un passé de quatre ou cinq siècles d’Histoire qui ont vu l’émergence, en Europe occidentale, d’une nouvelle civilisation puis la domination du monde par celle-ci pendant une longue période. Ensuite, il serait intéressant d’interroger la perception qu’ont les non-occidentaux des principes fondateurs de cette civilisation, de ce qui a été fait et accompli au nom de ces principes et qui est, en fait, à l’origine de la haine éprouvée à l’égard du monde occidental. Ce même genre de questionnement permettra, enfin, de saisir comment ce sentiment de haine a été définitivement scellé dans ces pays à la suite de nombreux événements et divers concours de circonstances qui ont permis de mettre à nu et à découvert l’imposture, l’escroquerie et la tromperie de l’Occident dont ces mêmes pays ont été les victimes. Une pratique insidieuse à laquelle ce même Occident recourait systématiquement pour faire admettre ce qu’il décide et entreprend, et pour, en fin de compte, pouvoir tout justifier, au regard des autres, y compris l’injustifiable et ce qui ne peut l’être d’aucune façon.
L’Occident prédateur:
1492 est une date importante qui a constitué une rupture dans l’Histoire de l’Occident dans la mesure où elle a été marquée par l’irruption d’événements qui allaient changer en profondeur le cours de l’Histoire, notamment la découverte des Amériques, la fin du Moyen-Âge, le début de la Modernité et la fin de la domination musulmane en Espagne, avec la prise de Grenade, ainsi que l’expulsion des musulmans et des juifs.
Après ce tournant majeur, et grâce, par la suite, aux découvertes géographiques, à la conquête européenne du monde, au progrès des sciences, de la technique et des avancées importantes dans d’autres domaines, l’Occident a connu, par la suite, un développement remarquable qui l’a conduit, au 19ème siècle, à l’adoption de l’impérialisme qui s’est intensifié avec le développement du capitalisme. Concrètement, les États européens ont engagé une politique d’expansion militaire, à travers la conquête et la colonisation de nouveaux territoires en Afrique et en Asie, dont l’objectif était naturellement d’accroître leur puissance.
Le premier et grand chantier auquel les puissances européennes se sont intéressées et ont beaucoup développé est l’esclavage et la traite négrière ; car, c’était un commerce très lucratif qui a enrichi considérablement l’Europe qui fournissait aux économies coloniales une main-œuvre résistante et gratuite surtout, par l’utilisation des esclaves. Tous les pays occidentaux ou presque ont participé, d’une façon ou d’une autre, à cette économie esclavagiste. Et les véritables raisons ayant motivé ces activités, qui ont atteint leur point culminant au 18ème siècle avec la déportation de millions d’esclaves de l’Afrique vers l’Amérique, étaient, à n’en point douter, d’ordre économique.
Pour expliquer le recours à ces pratiques inhumaines, le discours occidental mettait en avant des considérations raciales pour justifier l’asservissement des noirs par les blancs. Plus d’un siècle après leur abolition, l’esclavage et la traite négrière – qui ne sont pas nés, certes, avec la civilisation occidentale mais qui ont connu, en revanche, leur apogée avec elle – figurent parmi les plus grandes tragédies humaines de l’Histoire, et qui, de ce fait, continuent, jusqu’à aujourd’hui, d’habiter sinistrement la mémoire collective des noirs et réveiller par moments les vieux démons de ce passé macabre.
Le colonialisme était une autre manifestation de l’impérialisme des puissances occidentales, la sœur jumelle de l’impérialisme car, tous deux procédaient de la même logique et de la même doctrine. La finalité du colonialisme était la légitimation de l’occupation, toujours par la force et toujours par la brutalité, des Etats plus faibles en vue de les soumettre, par la suite, à une domination, entre autres, politique et à l’exploitation économique. Ce n’est donc un secret pour personne que de dire que le fait colonial, en Afrique comme en Asie, fut également un immense drame humain et une terrible violence pour les peuples de ces régions pour qui, outre l’exploitation dans tous les sens du mot, la colonisation était, avant tout et après toute, la négation insupportable de leur dignité d’homme, de leur liberté et de leur identité culturelle.
L’Occident méprisant :
Il est important de préciser que le socle de la civilisation occidentale s’articule autour de quelques principes fondamentaux sur lesquels s’est construite l’identité de l’homme occidental: l’identification à un territoire, l’Europe ou l’Amérique, à une religion, le Christianisme, à une philosophie, les Lumières, à une race, la Race Blanche et à un système économique, le Capitalisme. Le produit de l’interpénétration de ces éléments a abouti à ce que les historiens appellent l’ethnocentrisme ou l’eurocentrisme occidental qui s’est manifesté chez l’homme occidental par une posture qui érige sa propre culture comme un modèle de référence et de percevoir les différences dans les autres cultures comme un signe d’infériorité.
Les manifestations corollaires de cet état d’esprit ont donné naissance, chez l’homme occidental, pas mal d’idées et beaucoup d’attitudes qui ont été perçues négativement par les sociétés et les cultures non-occidentales dont les réactions exprimées face à cet état de choses vont de l’indignation et l’incompréhension au rejet et à la haine en passant par la colère et la dénonciation. Quelques exemples significatifs suffiront pour illustrer ce propos et pour montrer comment cet état d’esprit, ces comportements et ces attitudes non seulement ont compromis, voire ruiné les rapports de l’homme occidental à ses semblables, les autres êtres humains du reste du monde, mais ont causé, en plus, beaucoup de préjudices à ces derniers:
Le postulat de la supériorité de la race blanche sur les autres races. Une idée qui a fait le lit de toutes les perversions nées sur le sol européen, du totalitarisme, du racisme, du ségrégationnisme; et tous les crimes perpétrés là et ailleurs comme les génocides, les épurations ethniques et de toutes les horreurs dont l’Histoire moderne et contemporaine regorge encore.
La prétention de l’Occident à l’universalisme, une idéologie qui ignore délibérément les différences, les particularités, les diversités culturelles, religieuses et autres qui existent entre les humains. Elle plaide en faveur de la thèse de l’uniformité et l’égalité entre les hommes qui n’est, finalement, qu’une illusion, une prétention que les faits de l’Histoire n’ont pas manqué de contredire et démentir. Car, c’est ce même universalisme qui a délaissé et mis entre parenthèses les idéaux qui lui sont chers comme la liberté et l’égalité, quand il s’est agi de voler au secours de la conquête coloniale pour justifier ses abus. C’est lui encore qui s’est renié en acceptant la restriction des droits des minorités et des droits des femmes.
La mission civilisatrice des populations non-occidentales est encore l’une de ces grandes idéologies que l’Occident s’est fabriquée, depuis le 15ème siècle déjà, pour légitimer l’expansion coloniale des pays européens au nom de la supériorité de leur civilisation. Une supériorité qui leur donne le droit et même le devoir de « civiliser » les non-européens qu’ils considèrent, comme leurs ancêtres les grecs et les romains, comme des « païens », des « non chrétiens », des « sauvages » et des « barbares ». Les conséquences de cette prétendue mission civilisatrice ont été, de toute évidence, très fâcheuses car, le but inavoué de cette entreprise était l’assimilation pure et simple et par tous les moyens, de ces populations indigènes. Ce qui n’a pas manqué d’amener à la dissolution partielle ou totale de leur identité et de leur culture, à la souffrance, au mal-être et aux effets néfastes de l’acculturation.
L’Occident imposteur:
Cette page sombre de l’Histoire a été tournée avec la décolonisation, après la seconde guerre mondiale notamment, et a permis à de nombreux pays, en Afrique, en Asie, en Amérique et ailleurs, de recouvrer leur liberté et de s’émanciper du joug de la domination des pays européens. Mais fidèle à sa tradition, l’Occident ne pouvait pas faire autrement que d’enfanter de nouveaux mythes et de nouvelles idéologies pour asseoir encore sa domination sur de nouvelles proies. C’est ainsi que s’est ouvert l’épisode du néocolonialisme à travers lequel s’est révélée, à nouveau, la volonté des anciennes puissances coloniales de garder leur influence sur leurs anciennes colonies, de continuer l’exploitation de leurs ressources naturelles et matières premières et de maintenir ces anciennes puissances sous leur dépendance économique et politique.
Cette forme de domination qui a été utilisée par la plupart des pays occidentaux est autrement plus insidieuse, plus sournoise et plus perverse que le colonialisme. Les puissances néocolonialistes justifiaient et expliquaient leurs interventions ou présence militaires, dans tel ou tel pays, dans telle ou telle zone du monde, en faisant prévaloir des prétextes humanitaires ou démocratiques au nom desquels beaucoup de sang a coulé injustement. Ces vicieux subterfuges masquent et trahissent en même temps des motifs cachés qui ont trait à des intérêts éminemment économiques, en premier lieu, et à d’autres considérations. C’est cette logique souterraine qui est à l’origine de la majorité des conflits armés et des guerres qui ont lieu, dans le monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours. C’est toujours les mêmes qui provoquaient ces violences (les États-unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas… etc.) et c’était toujours pour les mêmes motifs. Des motifs que le cynisme occidental ne cherche plus à cacher, aujourd’hui.
Mais parmi les faits historiques qui illustrent clairement l’imposture de l’Occident est, sans nul doute, le problème palestinien – catalyseur de toutes les injustices commises avec la complicité et/ou la bénédiction des pays occidentaux – auquel il a toujours opposé un discours à géométrie variable et la posture du double standard. Une attitude qui a pour dessein de faire diversion pour ne pas se sentir obligé de trouver une solution au problème que l’Occident a lui-même créé, en 1948, en favorisant la création de l’Etat d’Israël aux dépens des palestiniens qui sont toujours privés d’une patrie et ce, depuis soixante-quinze ans.
Plus proche de nous encore, cette illustration spectaculaire, mais plus consternante encore, de l’imposture de l’Occident qui a éclaté au grand jour, récemment, avec le traitement discriminatoire, le fameux deux poids deux mesures avec tout ce qu’il a d’horrible et d’inacceptable, concernant deux faits semblables mais perçus et traités différemment: la guerre russo-ukrainienne et la guerre d’Israël contre le Hamas. La fermeté affichée par les pays occidentaux suite à l’agression de la Russie contre l’Ukraine contraste violemment et de manière scandaleuse, avec le silence effarant de ces pays face aux massacres en série de la population civile de Gaza. Certes, l’Ukraine tout comme Israël ont le droit de se défendre, c’est donc normal et il est nécessaire de leur fournir des armes et tout le reste pour qu’ils puissent se défendre; mais pas les palestiniens qui souffrent le martyre, qui crient leur douleur sans être entendus, surtout pas les palestiniens qui endurent, pourtant, la tyrannie et l’oppression de l’occupation israélienne depuis presque un siècle.
Pendant cinq cents ans, la civilisation occidentale a régné, en maître absolu et maître du monde, à travers la planète toute entière où beaucoup d’endroits et de lieux portent encore aujourd’hui les marques et les cicatrices d’une domination sans partage qui ne craignait rien ni personne. Mais, comme toujours, les hommes qui ont édifié cette civilisation, parce que enivrés et aveuglés par la gloire et la vanité, sont passés à côté de l’enseignement essentiel de la vie: que rien ne dure éternellement. Même pas la civilisation occidentale. Car, les civilisations, comme les hommes eux-mêmes, sont mortelles. Quelle qu’en soit la durée de leur vie, elles sont vouées à la disparition.
Ceci pour faire voir et faire comprendre, au terme de cette réflexion, que l’Histoire semble avoir hâté le pas, au cours des trois dernières décennies, avec la survenance d’événements qui ont changé la configuration du monde par la modification des rapports de force entre l’Occident et les reste du monde. La fin de la guerre froide, l’émergence d’un monde multipolaire et la mondialisation ont conduit à l’éclosion, ici et là à travers la planète, de nouvelles puissances économiques émergentes, qui semblent, aujourd’hui, avoir encerclé le monde occidental de partout avec la ferme volonté de mettre fin à son hégémonie.
C’est l’objectif affiché par le groupe des BRICS, dont le nombre de pays qui cherchent à y adhérer ne cesse de croître, est de tout faire pour s’affranchir des organisations et des instances héritées de la seconde guerre mondiale. Selon des données fournies par Acorn Marco Consulting, un institut de recherche britannique, les BRICS constituent désormais un poids économique plus important (PIB :31.5) que le G7, les sept pays les plus industrialisés du monde, (PIB :30,7). Cette tendance, suivant la même source, est appelée à croître dans les prochaines années.
Au fil du temps, l’Occident a été, tour à tour, prédateur, méprisant et imposteur. Ces multiples facettes, à l’image d’un chapelet sous l’effet de l’usure, se sont égrenées, émoussées pour annoncer, au terme de tout ce chemin, les signes d’une mort certaine. Dit autrement, les bouleversements et les mutations qui ont traversé notre monde portent en eux-mêmes les germes du déclin du monde occidental. Les dominés, les sans voix, les oubliés de l’Histoire d’hier sont en passe de devenir, les nouveaux maîtres du monde d’aujourd’hui.
Universitaire et Analyste Politique