Par Chakib HALLAK*
De la création de l’État juif d’Israël en 1948, à la guerre des six jours, qui a contraint les Palestiniens à s’exiler massivement, en passant par la colonisation de la Cisjordanie, la résistance et la révolte à Gaza, tous ces évènements ont abouti à la guerre actuelle qui oppose le Hamas à l’armée israélienne.
Avec son esprit particulièrement critique et analytique, Yeshayahou Leibowitz, l’un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne (décédé en 1994), très tôt et bien avant les autres, a su reconnaître les signes du totalitarisme de l’État d’Israël et les impasses mortifères de ce conflit israélo-palestinien. Malgré le recul des années, les réponses qu’apporta Leibowitz à ce conflit, en particulier concernant la question des deux Etats, gardent toute leur actualité.
Voici des extraits de son point de vue au sujet de ce conflit politique ainsi que les solutions qu’il propose:
Dès le lendemain de la victoire de la guerre des six jours, quand une vague d’enthousiasme national soulevait les tréfonds du peuple juif, ce jour-là, Leibowitz se dresse, seul, pour inviter son pays à quitter les territoires occupés et il le met en garde de manière solennelle contre l’éventualité d’un désastre inhérent à la domination violente d’un peuple sur un autre.
« Cette victoire est un des plus grands désastres de notre histoire, déclare-t-il. Quittons sur le champ, sans attendre une journée, ces territoires qui causeront notre ruine ».
Leibowitz a consacré toute sa vie à manifester dans les rues et sur les tribunes pour qu’advienne enfin un partage libérateur de deux États et, avec lui, la paix:
« On peut discuter de tout, dit-il, sauf du principe que nous reconnaissons au peuple palestinien, le droit de son indépendance politique. Ce qui implique, évidemment, que lui aussi nous reconnaisse. Telle est la signification de la proposition de partage de cette terre entre les deux peuples: L’État d’Israël aux côtés de l’État de la Palestine. (…) Proposer, comme pour le Sinaï, une négociation dont l’objet serait: Israël veut la paix sur la base d’un partage entre les deux peuples. Mais l’État d’Israël, aujourd’hui, est par essence l’appareil oppressif du pouvoir juif sur un autre peuple. On ne mobilise pas un jeune de dix-huit ans dans l’armée israélienne pour défendre le pays, mais pour imposer la terreur aux populations des villes et villages arabes. Les meilleurs d’entre eux le ressentent d’ailleurs ainsi. Je suis submergé de visites de soldats et de jeunes officiers qui me disent ne plus pouvoir supporter cette situation »2.
Au début de l’Intifada, Leibowitz, conscient des conséquences des dérives de la politique israélienne, a invité les soldats à ne pas servir dans les territoires occupés et à désobéir aux ordres. « L’armée d’Israël est devenue une armée de meurtriers d’enfants », fustige-t-il.
Leibowitz était profondément blessé de ce que tant de « gosses » palestiniens mourussent sous les balles des soldats israéliens. Il s’agissait d’une tragédie qui résultait « inévitablement » de l’occupation. Il écrivait à ce propos: « Il faut savoir que, du début de l’Intifada à cette fin 1992, cent soixante enfants palestiniens ont été tués par Tsahal. Cette armée, équipée des armes les plus sophistiquées, fabriquées en grande partie aux États-Unis, prouve sa force et sa bravoure face à des gosses qui ne lancent que des pierres. Qu’ils lancent des pierres contre des soldats qui représentent pour eux l’occupant, l’ennemi, c’est compréhensible, c’est même naturel. Et, lorsque ces soldats ne réussissent pas à attraper le gosse qui leur a jeté des pierres- je relate ici des faits que m’ont rapportés des témoins israéliens-, ils se rendent chez la mère du gosse afin qu’elle leur dise où il se cache. Naturellement, la mère refuse de livrer son enfant en révélant sa cachette. Alors les soldats, même si la mère est enceinte, lui donnent des coups de pied dans le ventre. Et au soldat qui crie à ses camarades: « Qu’est que vous faites? », ils se contentent de répondre: C’est une arabe! (…) Selon moi, exposer des hommes, des jeunes, à des situations comme celle-là, leur imposer de se conduire comme des bêtes féroces, c’est affreux, c’est terrible! Il n’y a qu’une seule issue: refuser d’obéir, refuser de servir dans les territoires occupés. Car de quelle nature est ce « mais » des députés de gauche? Ils prétendent qu’ »il est interdit de désobéir à un ordre légitime ».
Voilà le problème clef: la désobéissance à un ordre légal. Mais cette conception, selon laquelle il est interdit de désobéir à un ordre légal, c’est une conception fasciste, nazie. Maintenant, vous comprenez ce que je veux dire quand j’utilise le terme « judéo-nazi »? Pourquoi Israël a-t-il condamné Adolf Eichmann à la potence et l’a-t-il pendu? Eichmann n’a fait qu’accomplir les ordres légaux donnés par ses supérieurs.Voilà pourquoi, quand j’entends des gens affirmer que l’ordre légal donné constitue le critère suprême de la conduite d’un soldat, je leur lance: « Vous êtes des judéo-nazis » ».
Leibowitz ne cesse de dénoncer l’effet « corrupteur » de l’occupation:
« Un pays qui asservit plus d’un million d’hommes n’est plus une démocratie. Pour la majorité des Israéliens, la brutalité envers les Arabes est un comportement normal. L’occupation a inoculé une haine mortelle entre Juifs et Arabes. Elle nous a aussi fait perdre beaucoup de nos anciens amis. Nous sommes devenus totalement assujettis à l’Amérique. Notre survie ne dépend plus que du cordon ombilical qui nous relie à la Maison Blanche. Il nous faut libérer Israël des territoires, comme de Gaulle libéra naguère la France du fardeau algérien. Que faire? Un compromis territorial à la travailliste ne suffira pas à apporter la paix. Il faut tout rendre. Ce qui prime, c’est que deux peuples vivent dans ce pays et le considèrent tout entier comme le leur. Pour les uns, c’est Eretz Israël, pour les autres, la Palestine. L’important n’est pas le degré de légitimité mais le degré de conscience de leurs droits historiques. Or, cette conscience est très forte. Pour un juif, Hébron et Naplouse appartiennent à son héritage, comme Haifa et Jaffa à celui d’un Palestinien. Pourtant aucun des deux peuples ne peut posséder le pays tout entier. La seule solution raisonnable et morale, c’est le partage en deux États »4.
La seule solution possible, répète-t-il, est donc le « partage » de cette même terre revendiquée par les deux peuples – une solution que Leibowitz a toujours proposée quant à lui. Malheureusement, on ne peut qu’amèrement regretter le silence hautain qui accueillit cette analyse lucide. L’irresponsabilité des matamores israéliens a coûté et continue à coûter la vie de dizaines de milliers de personnes palestiniennes et israéliennes.
*Enseignant-chercheur en littérature allemande à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV)