Interview. L’expérience du confinement vue par la sociologue Laala Hafdane

Hakima Laala Hafdane est professeur de sociologie à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Mohammedia. Elle évite souvent d’emprunter les sentiers battus et la langue de bois. Son regard est cadré par une large culture puisée dans la pensée humaine. Elle est connue pour ne pas mâcher ses mots. Pour elle, les mots doivent être le plus proche possible des maux. Pour Le Collimateur, elle dévoile ses opinions sur la crise du Covid-19 et surtout l’expérience inédite du confinement.

Quel sens sociologique peut-on attribuer au confinement ?

Pour comprendre le sens de confinement pour la société marocaine, il faut d’abord revisualiser la société marocaine comme une «image clichée» pour constater la présence quasi permanente de ses citoyens dans l’espace public. Et cela pour constater et mesurer la densité de cette présence dans ses différents endroits, et toutes les fonctions que cet espace remplit. Cela peut servir aussi à réaliser les multiples usages de cet espace, comme aussi constater le déplacement d’un ensemble de fonctions propres à l’espace privé «domestique et familial» vers le public, que d’ailleurs ce dernier abrite d’une manière confortable et d’une légitimité accrue.

Cependant, l’usage de l’espace public n’est pas égalitaire, il est codifié par une approche traditionnelle et moraliste qui rend l’organisation aléatoire, dans le sens où ce ne sont pas les fonctions qui priment sur son partage mais plutôt des déterminants qui donnent le droit à son exploitation par des groupes plus que d’autres. Rapidement on cite le déterminant genre, l’absence de la notion juridique «un lieu sans maître», alors tout le monde s’y installe.

Partant de cette réalité, on peut dire que la moitié des Marocains, beaucoup d’hommes et peu de femmes vivent dans l’espace public, celui-ci est devenu un lieu de rencontre de réunion, de repos, d’amusement, de commerce informel et de conflits.

A quoi rime un confinement pour une société comme la nôtre ?

Ainsi partant des habitudes et comportements ancrés depuis longtemps, le confinement est vécu comme un remaniement de la vie quotidienne avec une forme de fébrilité nerveuse. Il est aussi senti comme une censure de leur liberté, une remise en cause d’un ensemble d’habitudes qui atténuent le vide ressenti dans leur quotidien. Le confinement peut être considéré comme une forme de sevrage d’un ensemble d’habitudes et de comportements irrationnels propres à leur usage de l’espace public, car aller dehors assez souvent n’a pas un sens en soi pour les Marocains, si ce n’est celui de quitter ou prendre la distance avec l’espace familial, lieu considéré féminin par excellence mais aussi lieu de tension ou de conflit. L’espace public reste pour les Marocains un lieu de non contrôle, de pratique de liberté, et d’un ensemble d’interdits dans les milieux familiaux. L’espace public est un lieu de soulagement de la contrainte familiale, sociale et religieuse.

Le confinement pour le Marocain est un retour à l’espace privé qui le contraint à affronter le non-dit dans sa relation à son entourage et à sa famille. La gestion de plusieurs Marocains du confinement s’inscrit dans une dimension émotionnelle, dans le non réfléchi, alors que le confinement s’inscrit dans une dimension rationnelle pour se préserver d’un mal. Cependant l’émotionnel l’a emporté souvent chez le Marocain sur le rationnel pendant le confinement.

Quels sont les changements que vous avez repérés pendant cette période ?

Je ne peux parler de changements, faute de vérification dans le temps, cependant, on peut énumérer plusieurs pratiques qui sont en train d’émerger de cette expérience. D’abord l’élan de plusieurs personnes qui se proposent comme acteurs souhaitant porter leur contribution, une contribution qui se voit ou comme un acte national ou de civisme et d’activisme social et politique. L’acte national se veut comme constructeur d’un savoir empirique qui répond à un besoin immédiat ou de long terme de la société marocaine. Plusieurs Marocains, surtout les jeunes, ont exprimé leur envie de mettre leur capacité dans le domaine de l’invention technologique au service de la nation. Plusieurs Marocains ainsi que des organismes de la société civile se sont inscrits dans une démarche de solidarité humaine, avec une nouvelle organisation faisant usage des nouvelles technologies et des nouvelles méthodes de communication. On ne peut passer aussi sous silence l’envie des Marocains de se confirmer dans leur sentiment d’appartenance par une forme de défi à l’étranger par leur savoir scientifique et leur savoir faire.

Parmi les choses nouvelles aussi, une forme d’ouverture sur le débat par le biais des réseaux sociaux, on observe une forme de libération de la parole et aussi un savoir-faire dans l’organisation des conférences, par le virtuel avec la volonté d’ouvrir le débat sur la société, et en interaction avec la population. Cette nouvelle pratique vise la vulgarisation des savoirs ainsi que l’égalité d’accès à la parole pour une meilleure expression des opinions et des idées, que je considère très importante dans une société où la parole est censurée par un groupe bien spécifique.

En parallèle de ce mouvement fébrile avec sa détermination de s’inscrire dans la bataille contre la pandémie par un savoir savant ou un savoir-faire, un autre mouvement a été très présent et avec insistance par l’implication de plusieurs personnes à travers les pages des réseaux sociaux dans la mobilisation, l’information et la sensibilisation de la population sur les dangers de la pandémie et les moyens de la prévention. L’avantage de cette communication, c’est son usage de la langue parlée «darija» accessible à tous les Marocains, ce travail qui s’inscrit dans un acte de civisme guette aussi tous les abus des autorités et son non-respect des droits humains. Les internautes font relayer l’information pour sensibiliser la population et interpeller l’Etat. Ces initiatives qui peuvent être des jalons pour un changement durable s’inscrivent dans une revendication à participer dans la gestion citoyenne de la société, mais aussi l’envie d’une réparation d’une image sociétale nuisible et qui porte atteinte à la revendication d’une société marocaine moderne. Ces initiatives visent aussi la préservation de la cohésion sociale d’un côté et d’un autre côté l’initiation de la société marocaine à un civisme rationnel.

Quels sont les enseignements que nous pouvons dégager de cette crise ?

Il y a un constat qui s’impose, la société marocaine n’a pas un projet global de progrès, sa vision est très fragmentée, assez souvent centrée sur l’utile et l’urgent. Durant la pandémie, beaucoup d’écrits ont été élaborés pour revendiquer l’amélioration de la recherche scientifique mais seulement dans les sciences dures, sans mettre en évidence la nécessité de la révision de la politique de la recherche scientifique dans tous les domaines. Cette politique de tri d’un domaine au détriment d’autres présente un regard restrictif qui risque d’être improvisé et urgentiste. Elle ne représente en rien une vision de progrès global dans l’ensemble des domaines.

Il est aussi important de soulever, contrairement au propos largement répandus stipulant que tout le monde est égalitaire devant le covid 19, que ce jugement présente beaucoup de fausseté. En effet, que ce soient les Marocains ou d’autres peuples, les gens ne sont réellement pas égaux devant la pandémie de covid-19, car il ne s’agit pas seulement du capital sanitaire des personnes qui peut être un avantage ou un désavantage de contamination, la différence s’inscrit ailleurs et d’une manière plus discriminante, mais plutôt plus du capital économique et social et éducatif qui peut permettre à tout un chacun de se protéger par le confinement dans un climat sécurisant. Cette réalité a été bien évidente pendant le confinement, puisqu’il est manifeste de remarquer la différence entre ceux qui ont les moyens de se prendre en charge et ceux qui ont été obligés de continuer à travailler sans bénéficier des moyens de protection pour subvenir à leurs besoins, essentiellement les personnes en situation de précarité, les travailleurs et les travailleuses dans les usines et dans le domaine informel, dans les zones rurales et bien d’autres.

La vulnérabilité d’une très grande majorité des Marocains a mis à nu la disparité sociale, économique et spatiale. Elle pèse et crée une dissonance dans la cohésion sociale en matière d’éthique, de valeurs et de comportements. Les inégalités dénigrées auparavant, considérées comme un discours sans fondement sont plus visibles et bien vérifiables. Les disparités sont plus visibles dans le comportement de la population, la population la plus vénérable témoigne de son sentiment d’impuissance, de peur de la maladie et de la perte de leurs ressources. La crise a révélé la difficulté de l’Etat à élaborer une politique de « Justice sociale » respectant les besoins et la citoyenneté de chacun.

Il s’est avéré aussi que le respect des droits humains et de la justice pose encore un vrai problème, que certaines pratiques de violence et de non- respect de la dignité des personnes sont bien ancrées dans la mentalité et les agissements des autorités, qu’elles sont considérées comme l’ultime moyen pour contraindre les personnes à respecter le confinement.

S’ajoute à tout cela, l’absence de la population dans la parole prise dans les médias et dans les journaux et même dans les pages sociaux, peu d’écrits sur les besoins, les difficultés, les opinions de la population. Certes, on a eu beaucoup d’informations sur la gestion politique de la crise, des efforts déployés par les autorités, par la transmission de leurs stratégies de communication, de leur présence sur le terrain, mais rien sur la population ni sur le comment ou le pourquoi de leur acceptation ou leur refus du confinement. Malgré tous les efforts de maintenir la cohésion sociale, il est apparu que la stratification sociale l’a emportée et finalement la parole a été entre les mains des plus forts économiquement, ceux qui possèdent les moyens de communication, ceux qui maîtrisent la parole alors que la population pauvre, sans capital économique, social ou scolaire est restée bien dans la marge, bien marginalisée ; elle est devenue un objet de rejet, de contestation, presque de déni.

Un bilan, une évaluation et une réflexion sur l’expérience de la pandémie s’imposent pour apporter les réponses nécessaires et adéquates à toutes les défiances et les maux de la société marocaine.

Propos recueillis par Mustapha Louizi