lnterview. Bernoussi Saltani, écrivain marocain établi en Allemagne, explique les bouleversements causés par le Covid-19

Natif de la ville de Fès, Bernoussi Saltani est écrivain d’expression française. Il est l’auteur de plusieurs romans et articles critiques, dont «Homère à Bab Ftouh de Fès», «Fragments d’enfance»… Il était professeur de littérature française et marocaine d’expression française au Maroc, aux Etats-Unis et en Allemagne. Ici, il dévoile ses opinions sur les changements constatés et les échos du confinement dans son pays de résidence: L’Allemagne.

A quoi rime le confinement pour votre pays de résidence: l’Allemagne ?

Saltani: Le confinement pour les personnes connote une double signification: on est privé de liberté et on est dangereux. Chaque sens découle, comme une conséquence, de l’autre.  On est dangereux et donc privé de liberté, ou on est privé de liberté parce qu’on est dangereux. D’où l’abus parfois de l’interprétation ou l’absence de la compréhension.

Il est évident que les écoles, les universités, les cinémas, les restaurants, les cafés, les bars, les airs de jeux pour les enfants et autres lieux publics sont fermés en Allemagne. On commence cependant à entrouvrir prudemment quelques espaces publics comme les écoles et les bibliothèques, mais pas pour tous. Le télétravail a pris beaucoup d’importance dans ce pays.

A part ces fermetures obligatoires, les personnes ne sont pas confinées en Allemagne. Elles sont libres de sortir de jour comme de nuit, de faire leurs courses, du sport ou d’aller travailler, du moins pour certaines administrations publiques ou privées. Mais cette liberté est conditionnée par le respect de la distance sociale. Le port du masque est laissé, pour l’instant, à l’appréciation de chaque personne.  La police qui circule discrètement n’hésite pas à intervenir pour disperser, sans violence, les personnes qui se regroupent pour discuter ou passer un moment ensemble sur une place publique.

La pandémie, comme d’ailleurs d’autres catastrophes que les Allemands ont subies, semble revigorer le sens de la responsabilité de chacun et de la collectivité. Les gens n’ont aucun mal à respecter la distance sociale, à faire la queue patiemment et à rappeler gentiment à l’ordre quiconque oublie la règle du jeu social, surtout quand il s’agit des droits de l’autre, surtout quand il s’agit de la mise en danger de la vie d’autrui. Et il est vraiment appréciable de voir que la personne rappelée à l’ordre se CONFINE dans la règle tout en s’excusant auprès des autres. C’est formidable ! C’est de l’intelligence humaine et humaniste que de dire aussi aux autres: Je vous présente mes excuses ! Merci du rappel !

Pour résumer ma perception du confinement dans la société allemande pendant la pandémie que nous vivons, je dirai que toute la société se confine dans la responsabilité de chacun pour tous. Et sans faire de jeu de mots, j’ajouterai que toute la société allemande confine avec la confiance dans la responsabilité mutualisée.

Quels sont les changements que vous avez repérés pendant cette période ?

Saltani: Plusieurs changements dans les comportements des gens ont effectivement attiré mon attention pendant cette pandémie. Sur les places des marchés en plein air ou dans les zones piétonnes des quartiers où j’habite, les manières de se saluer entre amis ou connaissances ont muté voire se sont «orientalisées» ! On pose la main droite sur son cœur et on hoche la tête à l’attention de l’autre, on joint les mains devant son visage et on salue à «la manière chinoise» en faisant quelques légères courbettes !

On agite légèrement la main en direction de l’autre… Par contre, on n’envoie plus à l’autre les baisers qu’on a déposés sur les bouts des doigts comme quand on est sur le quai d’une gare ou à la fenêtre d’un train… On n’envoie pas un bouquet de virus à l’autre ! C’est pour dire que les gens rient beaucoup quand ils rencontrent leurs amis et connaissances dans la rue. Ils s’amusent et cela, à mon sens, fait oublier le danger qui pèse sur chacun d’eux. Cela signifie aussi qu’il n’y a pas de citoyenneté sans des preuves et des gestes citoyens.

A côté de cela, j’ai noté que les gens dans la rue sont plus sereins, moins nerveux, moins stressés et moins pressés. Ils vivent presque la vie au ralenti. On ne se bouscule pas pour prendre le bus ou le métro. On prend le temps de parler et d’écouter calmement l’autre. On a l’impression que les gens ont pris conscience que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue en toute vitesse.

Et puis il y a la solidarité. On s’interpelle entre voisins des balcons et des fenêtres. On échange des sourires et on se rend service en allant déposer à la porte de l’autre ce qu’il nous demande ou ce qu’on veut lui offrir. J’ajouterai aussi que le «confinement» comme «responsabilité» a augmenté la confiance des Allemands dans la fréquentation de la nature. On se confine dans la nature, on se régale de ses bienfaits et fortifie sa conscience d’écologiste. On se confine «vert» quand on peut. Enfin, j’ai l’impression que les gens sont devenus moins égoïstes, moins confinés dans leur petit monde.

Quels sont les enseignements que nous pouvons dégager de cette crise ?

Saltani: Je profilerai pour vous répondre, deux axes: des enseignements qui relèvent du microcosme et j’entends par là la société, et des enseignements relatifs au macrocosme des gouvernances nationales et internationales.

La pandémie a impacté bien évidemment toutes les sociétés et pour être sincère, je ne parlerai que de la société allemande, et plus précisément à Frankfurt. La crise a relativisé la croyance en l’individualisme. Les gens semblent plus modestes et plus enclins à essayer de faire beaucoup d’expériences pour être plus proches des autres: famille, amis et autres. On semble accepter le fait de vivre la même situation que tout le monde, d’être comme tout le monde: on ne va ni au cinéma ni au restaurant, on ne prend pas de vacances loin de chez soi, on s’occupe vraiment de ses enfants et on s’intéresse davantage au fonctionnement et aux comportements sociaux.

On réalise aussi que personne n’est hors de la société ni au-dessus de la pandémie. On réapprend la modestie et le savoir vivre ensemble. La ruée égoïste vers les produits de première nécessité du début n’a pas duré longtemps.

Sur les plans politiques nationaux et internationaux, les masques des pouvoirs tombent. Les sociétés voient plus clairement que les pouvoirs ont érigé des priorités loin de leurs préoccupations et soucis majeurs: la santé, l’éducation et la précarité. Le libéralisme et le capitalisme mènent au déchirement du tissu social et à la dénaturalisation de la «démocratie» qui fait planer l’ombre de l’autoritarisme sur le monde libre, y compris les USA.  Les USA se confinent dans leur égoïsme et leur suprématie au mépris des valeurs universelles de solidarité, de liberté et de fraternité. On pense même contrôler les déplacements des gens et surveiller leurs contacts, à leur insu par des moyens sophistiqués qui bafouent les droits de l’homme.

La crise accidentelle de la pandémie renvoie à la crise essentielle du monde actuel: la compétition mercantile entre les capitaux écrase les sociétés et l’humanité, c’est-à-dire les droits de l’homme, non pas de l’homme américain ou européen, mais de tous les hommes. Je pense aux pays qui ont beaucoup d’argent et qui peuvent payer cash des produits réservés et prépayés par d’autres.

Cette crise passagère du confinement due au coronavirus m’autorise à évoquer un autre confinement qui dure et va durer malheureusement longtemps à cause d’un autre type de virus: le colonialisme. Je pense au confinement imposé aux Palestiniens de la Cisjordanie et de Gaza, plus particulièrement, et qui dure depuis des décennies. Le monde connaît depuis quelques deux mois ce que signifie ne pas sortir de chez soi, ne pas voyager, ne pas être libre d’aller à la plage, ne pas revoir les siens, ne pas sortir, quand sortir relève du miracle, sans se faire arrêter, contrôler et sanctionner. 

Les Palestiniens sont confinés sous la pandémie du colonialisme sans aide, sans soutien et sans espoir. Pire, leur espace de confinement se rétrécit comme une peau de chagrin et la seule réaction qu’ils perçoivent du monde libre ce sont «des regrets», quand ce n’est pas un appel encore plus franc pour qu’on les confine encore davantage.

Quelles sont tes activités littéraires en ces moments difficiles ?

Saltani: Mes lectures et mes moments d’écriture ne sont conditionnés par aucune contrainte extérieure. Ils font partie de mon quotidien comme la marche et la découverte de la géographie humaine. J’aime regarder les gens vivre comme j’aime regarder la nature traverser les saisons. Et je voudrais retrouver cela aussi dans les livres et dans mes textes.

Dans mes lectures, j’alterne auteurs arabes et auteurs non arabes et de préférence quand ils abordent des thématiques proches. J’ai relu récemment L’Epitre du pardon de Abou al- ‘Alla’ al Maraâri et la Comédie divine de Dante, bien que Dante y présente l’image la plus horrible du prophète Mohammed, la plus horrible de toutes ses représentations dans la littérature médiévale occidentale. J’ai relu Hay Ibn Yaqdan et Robinson Crusoé. J’ai relu aussi La saga de Mèmed le Mince du turc Yachar Kemal, Les récits de l’Italien Dino Buzzati, les proses de Rainer Maria Rilke.

J’aime relire Al Jahiz, Jibrane Khalil Jibrane, Abderlkrim Khallab, Najib Mahfouz. Parmi mes livres de chevet, la bible et le Coran mais aussi les poèmes de Mahmoud Darwich… Pour mes lectures journalistiques, je suis abonné au monde diplomatique.

Concernant l’écriture, j’ai fini mon récit-poème Zadjal d’Estebanico d’Azemmour ou Rhapsodie de Mostapha le maure et l’ai confiné à mon lecteur-éditeur. La seconde partie de « Frag-ments… d’enfance » est sur le point d’être achevée sous le titre de « Tête de caillou ». Je révise ma pièce de théâtre intitulée: Les oiseaux de la folie, et je travaille sur un long poème-témoignage sous le titre « Le Deboutoire », al Mouqueff, ce lieu où vont les hommes et les femmes tôt le matin pour espérer trouver du travail.

PROPOS RECUEILLIS PAR MUSTAPHA LOUIZI