L’échec retentissant des élections législatives anticipées, du 17 décembre 2022 en Tunisie, avec un taux d’abstention historiquement faible de près de 90%, a fini par plonger le pays dans une crise politique et de légitimité pour les pouvoirs en place.
Hommes politiques, politologues et représentants de la société civile, dans leur extrême diversité, sont unanimes sur le fait que le fort soutien populaire dont bénéficiait le projet politique du président Kaïs Saïed en 2019 (élu à 72% des voix), se trouve au lendemain du dernier scrutin sérieusement érodé et remis en question.
A l’évidence, le projet de « construction démocratique par la base », promu par le chef de l’Etat tunisien, dont le nouveau Parlement devrait être l’une des composantes, reçoit subitement un coup de boutoir.
Dès l’annonce des résultats préliminaires des élections législatives anticipées, partis politiques, organisations de la société civile et personnalités indépendantes ont mis en garde contre ce « fiasco », appelant à l’organisation de nouvelles élections présidentielles et législatives.
De grands pays, comme les Etats unis ne cachent plus leurs réserves. Même s’ils ont qualifié ce scrutin de « premier pas essentiel vers la restauration de la trajectoire démocratique du pays » au regard de la forte abstention, le Département d’Etat américain a néanmoins recommandé « la nécessité d’élargir davantage la participation politique au cours des prochains mois ».
Manifestement, l’opposition, dispersée et affaiblie, a trouvé dans ce fort taux d’absentéisme un argument massue pour réclamer, d’une seule voix, l’organisation d’élections présidentielles anticipées dans un pays qui se trouve davantage affaibli par le report des négociations avec le FMI pour un prêt jugé vital pour éviter à la Tunisie les affres d’une cessation de paiements.
Pour Hamadi Redissi, universitaire et politologue, « la situation est bloquée » dans la mesure où « il n’existe aucun mécanisme juridique pour destituer le président » dans la nouvelle Constitution.
Pour lui, le couac réside dans une opposition « faible et divisée » entre d’un côté le camp laïc et progressiste, et de l’autre le Front de Salut National coalisé autour d’Ennahdha.
Même son de cloche exprimé par Slaheddine Jourchi qui soutient que « ce taux reflète l’absence de confiance du peuple ».
Le professeur de droit constitutionnel, Amin Mahfoudh, n’y est pas allé de mains mortes, estimant qu’avec ce taux d’abstention aux législatives anticipées, le président Saïed doit organiser des présidentielles anticipées.
L’opposition, qui avait en majorité boycotté le scrutin, n’a pas, non plus, ménagé le président. Ahmed Nejib Chebbi, président du Front de salut national, une coalition de partis d’opposition, a comparé le taux de participation à un « séisme ».
Le Mouvement Echaab, l’un des rares partis à participer à ces élections et inconditionnel de Kais Saied, a accusé le coup et fait une sorte de volte face, appelant le président de la République, à retenir la leçon et à comprendre les raisons de réticence des électeurs.
Le mouvement a exprimé sa compréhension au sujet de la réticence d’une large frange de la population « à participer à un processus politique qui ne répond aucunement aux aspirations et aux attentes du peuple tunisien », demandant au Président de la République de s’ouvrir effectivement sur les forces politiques, sociales et civiles et de s’entendre avec elles sur les mesures urgentes à prendre pour éviter une nouvelle détérioration de la situation sociale ».
Le parti « Attayar » a, pour sa part, considéré que le boycott historique de 90% des Tunisiens, est un message clair du peuple qui ferme la parenthèse d’un projet politique « absurde ».
Dans la même lignée, l’Alliance nationale tunisienne a appelé « à annuler les résultats des élections législatives tout en réclamant la formation d’un comité d’experts capables d’élaborer une nouvelle loi électorale ».
Enfin, le discours de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) a monté d’un cran. La puissante centrale syndicale a estimé que le faible taux de participation aux législatives remet en cause la crédibilité et la légitimité de ces élections et exprime sans équivoque la position du peuple qui refuse les choix consacrés. Pour lui, il s’agit d’une abstention consciente à cause de ce processus, qui n’a ramené au pays que tragédies et crises.
D’une manière générale, les résultats préliminaires du premier tour des élections législatives publiés par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) indiquent une large désaffection des électeurs. En témoignent plus de 160 candidats ont récolté moins de voix que les parrainages présentés lors du dépôt de leurs candidatures.
Cette situation a poussé le Centre Carter, qui a observé ces élections, à appeler toutes les parties prenantes tunisiennes à mettre de côté leurs différences et à s’engager dans un dialogue national véritablement inclusif et transparent afin de relancer la transition démocratique paralysée du pays.
Le centre recommande, pour que la Tunisie aille de l’avant, « que les dirigeants répondent au désir de développement économique de la population, au désir d’avoir un gouvernement réceptif, et au désir de véritable démocratie ».
Prenant le contrepied de toutes ces réactions, le président de la république, a soutenu, en recevant dernièrement la cheffe de gouvernement, que « le taux de participation ne se mesure pas uniquement par le premier tour mais plutôt par les deux ».