Par Mustapha Saha*
Paris. Samedi, 12 mars 2022. Alain Krivine est mort à l’âge de 80 ans. Il était originaire de l’actuelle Ukraine. Famille de médecins et d’intellectuels juifs expatriés à la fin du dix-neuvième siècle. Nous nous retrouvions périodiquement dans les grandes luttes. Il m’accueillait toujours comme un frère. Il était indéfectiblement révolutionnaire, définitivement communiste. Il connaissait les fissures de la pensée trotskiste, il ne cherchait pas à les colmater. Suprême malice, intituler ses mémoires, Ça te passera avec l’âge, éditions Flammarion, 2006, pour le plaisir de prendre l’intitulé à contre-pied. Il était l’un des principaux acteurs de Mai 68, un tacticien du moment présent. Il avait compris l’efficiente fonction de la spontanéité, la déroutante imprévisibilité, l’impactante flexibilité, la déconcertante inventivité, l’exaltante créativité. Au fil des années, beaucoup de soixante-huitards manquaient à l’appel, morts physiquement ou morts politiquement, débauchés par le néolibéralisme. Je me sentais orphelin. Il se sentait le devoir de passer le flambeau aux générations suivantes.
Ils sont partis, les trois principaux dirigeants de la Jeunesse Communiste révolutionnaire (JCR), de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR). Ce qui liait ces trois destinées, l’arrachement à la terre des ancêtres, l’exode, l’errance, les tournait inexorablement vers l’avenir. Inutile de s’accrocher désespérément aux racines pulvérisées. La société française n’a pas compris qu’ils étaient porteurs de nouveaux horizons, de nouvelles promesses. J’ai revu régulièrement, ces dernières années, le sénateur Henri Weber, fils d’horlogers juifs polonais exilés pendant le nazisme, intelligence exceptionnelle, surdiplômée, stérilisée par le Parti socialiste, officiellement décédé du covid en 2020, à l’âge de 75 ans.
Le philosophe Daniel Bensaïd, fils d’un juif oranais, animateur du Mouvement du 22 Mars, fauché par un cancer à l’âge de 63 ans après avoir enduré le sida pendant vingt ans. Daniel Bensaïd, dépollueur des théories marxistes de leurs interprétations finalistes. Daniel Bensaïd, fidèle jusqu’au bout au communisme génératif d’une société transversale, restitue les écrits marxistes, leur fraîcheur philosophique, leur pérennité pratique. Retour à l’impératif prérequis, le dépérissement des dominations pyramidales, des falsifications bureaucratiques, des manipulations technocratiques, sans subrogations, sans substitutions. La grande hantise de la bourgeoise, de la ploutocratie capitaliste, la subversion des classes, le spectre du communisme. « Un siècle et demi après cette proclamation inaugurale du Manifeste communiste, le spectre paraît s’être évanoui dans les décombres du socialisme réellement inexistant. Fin de l’histoire ? Les fins n’en finissent pas de finir. L’histoire se rebiffe. Son cadavre reprend des couleurs. Les fantômes s’agitent. Les revenants s’obstinent à troubler la quiétude de l’ordre ordinaire » (Daniel Bensaïd, Le Sourire du spectre. Nouvel esprit du communisme, éditions Michalon, 2000).
L’histoire a perdu sa surface narrative, reconstitutive, dramaturgique, déchiffrable, intelligible, romantique, glorification des conquêtes, légendairisation des triomphateurs, mythification des civilisateurs, des destructeurs de diversités, d’altérités, de singularités. L’histoire qui s’accomplissait en tragédie, se reproduit en parodie (Karl Marx), en mascarade, en simulacre. Les golems politiques simulent la gouvernance. Les homoncules révolutionnaires feintent la rébellion. La culture se révoque. Les mots se vident de leur sens et leur sapience dans le manichéisme alphanumérique. La pensée abdique. L’histoire n’a plus de lexique, de sémantique, de sémiotique pour dire ce qu’elle est. Elle n’est plus inscrite dans les déterminations économiques et sociales. Les instances régissant le monde s’entretissent, s’entremêlent, s’embrouillent, se contrecarrent, se discréditent, se renient, se résilient, s’engloutissent dans l’insignifiance. La crise covidaire et la guerre d’Ukraine en sont des illustrations cauchemardesques. « L’époque, hors de ses gonds, connaît une transformation des procédures guerrières. Elle voit naître une nouvelle figure de l’étranger. Elle s’égare devant l’énigme géopolitique de l’humanité européenne. Agir au plus près de ce monde nouveau, sans les garanties illusoires de la providence divine, de l’histoire universelle, de l’omnipuissance scientifique, exige un sens profane de la responsabilité éthique. Aux certitudes de la foi et de la raison succèdent les incertitudes du parieur mélancolique, compagnon de jeu de Pascal et de Mallarmé. Car, il est mélancolique et pourtant nécessaire ce pari sur les possibles contre le sens unique du réel et la résignation à ses contraintes » (Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique, éditions Fayard, 1997). Les convulsions des temps présents introduisent des dimensionnalités ignorées, des démonialités inconnues, des virtualités inattendues. L’histoire s’ouvre sur l’imprédictible, l’indescriptible, l’insoupçonnable. Elle fluctue. Elle oscille. Elle vacille. Soyons réalistes, demandons l’impossible.
*Sociologue, poète, artiste peintre
Bio Express. Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Nouveaux livres: « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021).