Par Driss Korchi*
Parmi les concepts les plus vieux et qui persistent à hanter l’esprit humain, il y a la liberté. Un concept immense et inexpugnable dans son incontournabilité. Une idole prohibée et sacrée pour les anciens, tantôt assimilée à des déesses, tantôt considérée comme une chimère venue d’une autre galaxie. Pourtant, l’être humain en arpentant de long en large les différentes aires, arrive, semble-t-il, avec l’apparition de la philosophie à mettre les pieds dans l’ubac de son domaine et naviguer ainsi dans l’imprévisible de son immensité en tentant de se défaire de la carcasse qui l’alourdit et de tendre à embrasser son infinité. Alors, qu’est-ce que la liberté ? Et pourquoi tant de bruits quand cela n’épargne point l’agonie à l’homme d’obéir à sa destinée ?
Ne pouvant accepter son sort de s’empêtrer dans les filets de son esclavage naturel et s’emprisonner dans la pesanteur du spatio-temporel, l’homme cherche à avoir accès à l’absolu en créant un monde chimérique ou encore à se considérer comme Platon à une image falsifiée de lui-même et à une simple ombre sur terre. En revanche, avoir accès à l’absolu pour les êtres humains, c’est comme voyager dans l’espace avec des ailes d’Icare. Plus tard ces ombres sur terre redeviennent une assimilation adoptée par les religieux pour substituer l’idole de l’image vraie à Dieu. Même si, comme le prétendit Pascal Guignard, tout ce qui n’a pas une ombre sur terre, c’est-à-dire qui n’a pas une consistance, n’a pas d’existence dans le sens profond du terme.
Et petit à petit émerge un mode de pensée sagace mais éphémère en quête d’une ataraxie qui vise à détourner toute l’attention vers l’intérieur en vue de jouir apparemment de la parfaite liberté intellectuelle qui n’est toutefois qu’une fuite du réel et de l’effervescence de la vie politique. Face à la dictature, on a beau introspecter et errer dans un autre monde en bravant et en déroutant le regard transcendant du gouverneur par le simple fait de croire en une vie ailleurs, dans un no man’s land où tout est possible quand il ne l’est pas dans le monde tangible.
Le politicien craint le libre penseur parce qu’il est le seul disposé à le dénigrer et donc à spolier ses faux privilèges. Socrate a bu la ciguë d’avoir osé transgresser les lois de la cité et fulminer ses divinités (absolutas libertas). La liberté de pensée voit ailleurs, dans les étoiles, et ceci semble un scrupule général. Les victimes de la répression se comptent par milliers qui dépassent la ligne rouge prescrite. Hypatie d’Alexandrie n’avait pas un sort moins impitoyable. C’est-à-dire, en gros, la liberté dans notre cas ne touche que la parole et le pouvoir d’émettre quelques sons et mimiques susceptibles de faire montre de son état d’âme. Ainsi, il y a une prédilection pour l’intériorisation et l’immersion dans l’agréable dedans, foris ut licet, intus ut libet = Au dehors comme il convient, au-dedans comme il te plaît. Une devise qui constitue le slogan dicté par le politicien et le clergé comme une incantation qui éloigne les mauvais esprits libres et une menace latente d’évincer toute tentative à porter atteinte à l’ordre établi.
D’autres esprits libres jouent avec le feu en essayant de confectionner un terrain d’entente entre la religion et la philosophie considérée comme une fille polissonne qui ne doit s’occuper que des questions de contemplations loin des manœuvres tissées par les politiciens et les religieux. Averroès avait tenté, avec une liberté audacieuse qui lui a coûté la colère et des livres calcinés, cette réconciliation malencontreuse en Andalousie comme d’autres comme Maïmonide ou encore Tomas d’Aquin etc. On va évoquer ce point dans un cadre précis pour ne pas s’égarer. La liberté de parole fait cas de figure dans un certain temps pour qu’ensuite vienne la distinction entre la liberté de parole et la liberté d’expression, sujet qui a fait couler beaucoup d’encre. On va expliquer ce parcours jalonné de questions épineuses après avoir bien sûr chevauché sur des études qui vont servir de feuille de route éclaircissante. Le processus est énorme jusqu’à dire que la question de la liberté pour ne citer que celle de s’exprimer est enchevêtrée quand les fils sont tellement tordus et que le temps ne suffit pas d’embrasser un buste vieux de milliers d’années.
Donc on parle de liberté spirituelle et indéterminée, floue et qui s’écarte de tout ce qui est mondain, raison de plus pour les philosophes de ce courant de s’approfondir avec tranquillité dans des contemplations démesurées. Regarder le ciel le soir et suivre les étoiles filantes est plus rassurant qu’une ingérence dans les affaires de tous les jours. Les convenances obligent. Lesquelles retracent les limites du gouvernant avec le gouverné et taisent les discriminations sociales avec des alibis on ne peut plus extravagants. Cependant, vivre paisiblement consiste à faire l’éloge de l’esclavage même un peu malicieusement comme Epictète avec souvent des citations comme : « il a beau vécu celui qui est resté caché. » A priori, les chemins de causes à effets sont traversés par de petites aventures comme le cas de Socrate, penaudes et loin de déclencher une vraie rixe sur l’arène de batailles froides. Se chuchoter quelques mécontentements sous la barbe est la seule façon de braver l’œil féroce du gardien et l’oppression du fanatisme.
La liberté donc est un mot creux et insipide. Il suffit de le prononcer pour ressentir sa portée immesurée. Tous ceux ou celles qui s’en vantent ne peuvent en tirer qu’une fougue interminable les inviter à errer dans le désert de l’impossible. Mais les oiseaux tombent et les gazelles sont dévorées par les prédateurs. La confusion est le cloaque où l’on patauge, prix payé contre la maladresse devant ce concept qui revendique beaucoup de sagacité. Et pourtant, « il y a la liberté pour le Génie, il y a la liberté pour les polissons », citation de Baudelaire qui achève une causerie traditionnelle sur la liberté et met en lumière toute la différence entre une liberté de créativité et celle qui prône la débauche chez les polissons et les lèche bottes. J’en rajouterai bien évidemment la liberté dans son rapport avec l’autorité selon Kierkegaard dans son livre Ou bien…ou bien qui traduit d’une certaine manière cette titubation, cette posture à cheval entre l’éthique et l’esthétique. Avant lui Montesquieu dans ses Lettres persanes remet en question ce besoin de l’homme de freiner par la soumission l’élan imprévisible d’une liberté. Un sujet épineux certes et qui date depuis la première pierre d’assise de la société. Là où il y a deux individus, il y a la société et il y a aussi le conflit.
Beaucoup de poètes se prennent également pour les hérauts de l’avènement et rivalisent avec les philosophes dans leurs déclamations et leurs réflexions démesurées qui sentent pourtant l’escapade dans un idéalisme paradisiaque. Mais ils y en ont qui réussissent là où échouent les philosophes parce que leurs propos peuvent être mieux compris et mémorisés par le commun des gens et donc créent un séisme sous les pieds des dictatures. Exilés ou fusillés, les poètes payent de leur audace de faire du vocable une expression qui sert à viser et à bouleverser. Cette parole transformée en bousculade, on va expliquer dans la mesure du possible son cheminement.
Cette évolution de la liberté à double tranchant débute avec les sceptiques, libertins érudits qui ouvrent grand la porte et en donnent une consistance et une peau neuve. Hobbes parmi les précurseurs de la parole devenue plus tard expression, croit dans son livre Du citoyen que l’être humain est doué de ce qui fait de lui un juge capable de séparer le vrai du faux d’après son instinct de conservation. Il est de ce fait dépositaire des moyens afin d’assurer sa vie. En revenant à la nature, Hobbes met en crise la conception libertine de la religion. Celle-ci est nécessaire d’après les libertins pour respecter la loi. La crainte de Dieu comme source de respect de la société. Néanmoins, d’autres encouragent l’émotion et le repos de l’âme à travers le plaisir, tel Epicure. Bref, le débat est faramineux.
Ce ballotement enfiévré et cette effervescence acerbe ne conduisent que sur d’autres errances, surtout avec les ramifications incontrôlables qu’on tente d’aborder légèrement en mettant en avant l’essentiel. D’abord, on peut constater qu’il y a un cloaque de visions où chacune met aux enchères ses propres attraits et atouts. Pour T. M. Scalon par exemple, dans ‘’ Liberté, contrat et contribution’’, la liberté d’expression ne doit pas être limitée du moment que cela touche le respect de l’individu et son autonomie. Il détermine par ailleurs la liberté d’expression comme contraire à la censure. Toujours d’après lui, il y a deux régimes, répressif et préventif. L’un considère que le citoyen est conscient et détient une rationalité juridique qui fait qu’il puisse vivre en parfaite harmonie avec ses concitoyens alors que le second obéit à une censure austère qui soumet le citoyen sous contrôle. Ni l’un ni l’autre ne passent sans des retombées négatives même si le premier est plus ouvert à l’aspiration humaine et à sa tendance. Cependant, un contrôle s’avère parfois efficient dans la mesure où la limitation d’expression évite ou freine certaines attitudes néfastes tel que la pornographie, le racisme, l’antisémitisme, la misogynie, l’androgénie…
Le juste milieu apparaît comme une solution à toute cette titubation et un remède à tant d’élucubrations idéologiques ou autres. Puisqu’une liberté absolue ne peut pas s’actualiser dans un corps relatif, il advient de remettre en cause la démesure de ses élans qui ne peuvent être que mortels. Si Rousseau dit que la liberté de l’un finit quand commence celle de son prochain sans pour autant déterminer la limite géographique de chaque frontière, Sartre prend ce concept comme un outil de créativité qui peut être mortel si on l’utilise gauchement ou avec liberté (démesure).
On peut donc constater que là où il y a société, il y a frustration, sauf par une différence de degré ou de limite. Beaucoup de philosophes et penseurs prétendent résoudre cette vieille question, l’imperfection humaine colle à l’être éphémère comme une destinée. Et le débat n’est plus la propriété de ces gens, il redevient un alibi, voire une arme que brandissent les pays développés devant la ténacité de ceux en voie de développement. Surtout quand cette ténacité touche leurs propres intérêts. L’autre est l’ennemi, disait Freud dans cette lutte interminable de se déchainer et de sortir de cette prison intérieure où les idées moisissent et où il est temps de quitter le vieux cocon et prendre les airs. Mais comment peut-on rationaliser cette libération comme un exutoire et en sortir indemne ? Une question préoccupante certes et qui fait couler beaucoup d’encre entre des auxiliaires et des détracteurs sur l’ampleur et la frontière de cette libération.
Il va sans dire que de nouvelles législations se substituent aux anciennes qui servent pourtant de substrats. Tout est taillé sur le nouvel ordre alors que les libertés publiques se gonflent et se dégonflent selon un rythme que la politique prescrit. Même la presse demeure souvent comme un organisme de souffleurs qui effectuent par la répétition, élément fondamental de la propagande, des lavages de cerveau et un esclavage terrible qui change l’être humain en automate. L’orientation est donc planifiée et de ce fait, c’est le prestige et le trompe l’œil qui l’emportent. Les acquis collectés durant des siècles peuvent tomber soudain par un simple tournant des conjonctures. Comme le précise E. Morin la liberté d’expression est une liberté formelle et, dans le processus révolutionnaire, elle devient un luxe superficiel. C’est-à-dire que cette liberté de parole redevenue d’expression sort l’être humain d’un embarras pour l’y réintroduire dans un autre plus à même de l’étourdir. Et pendant que les pays au régime préventif pataugent encore dans l’hésitation de lâcher les laisses ou de les retenir, le monde développé les entoure de partout et faute de pouvoir s’assimiler, on adopte à tort beaucoup de libertés qui participent dans la dislocation de la société.
La première liberté est de vivre dans la dignité et d’avoir sa quote-part des richesses. Tendre à la liberté sans prise de conscience donne sur le chaos et l’anarchie. Voilà pourquoi la liberté d’expression qui consiste à s’extérioriser doit être porteuse d’un message constructif et global et ne pas se limiter à une lubie individualiste et engloutie dans un gène égoïste sombre pour utiliser une expression de R. Dawkins. L’expression que porte comme titre l’un de ses livres. L’être humain parvient néanmoins à en sortir avec des résultats mi-figue mi-raisin quand il constate que sur cette terre, vivent également d’autres êtres vivants qui revendiquent leur part de liberté. Celle-ci ne touche certainement pas l’expression, mais la survie avec dignité.
Devant de tel dilemme, l’être humain, plus il s’éloigne de son arrogance, plus il se rapproche de la réalité et étend ses acquis à ses voisins pour créer ensemble un monde de cohabitation. Cela demande beaucoup de courage pour se dépasser. En ayant recours au cogito cartésien, on peut dire tout simplement : être libre, c’est être et c’est exister. Sans entrer dans un autre débat plus flamboyant d’essentialistes et d’existentialistes, on en déduit que la liberté que ce soit d’expression ou autre, loin d’être une anxiété ou exaltation, elle doit comporter des valeurs humaines : Liberté et Egalité. Un lien solide qui nargue toute pensée obscurantiste et malintentionnée et qui mène vers un monde meilleur. Une liberté=amour, une liberté=partage, une liberté=créativité etc
Je conclus cet essai laconique sur la liberté, laconique car, comme je l’ai noté au début, cela ne peut représenter qu’une petite goutte d’une immensité. L’être humain continue de revendiquer sa liberté et le monde politique continue également à en user lors des élections et se raviser pour une raison ou une autre. Je dirais de la liberté ce que A. Malraux a dit de la culture : « La culture est l’héritage du monde » ; la liberté est l’héritage de l’homme face à l’injustice humaine. Cependant, comme la culture échoue dans sa démocratisation et demeure l’apanage d’une classe sociale, cela va de même pour la liberté qui se métamorphose parfois dans les classes pauvres en anarchie, en l’absence de toute prise de conscience.
*Poète et romancier