
Par: Samia MEJRADE
Les résultats de l’Enquête Nationale sur le Niveau de Vie des Ménages 2022-2023, publiés aujourd’hui par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) sur son site officiel, dressent un portrait contrasté de la société marocaine. Si le niveau de vie global s’est amélioré depuis 2014, les inégalités persistent, voire se creusent, et la vulnérabilité économique gagne du terrain, notamment en milieu urbain. Ces dynamiques soulèvent des questions fondamentales sur la cohésion sociale et la capacité du Maroc à construire un modèle de développement inclusif.
Une amélioration du niveau de vie, mais pour qui ?
Entre 2014 et 2022, la dépense annuelle moyenne par ménage est passée de 76 317 DH à 83 713 DH, une progression qui reflète une amélioration globale du niveau de vie. Cependant, cette tendance masque des disparités profondes. Les 20 % les plus aisés ont vu leur niveau de vie augmenter de 1,4 % par an, tandis que les 20 % les moins aisés n’ont enregistré qu’une progression annuelle de 1,1 %. La classe moyenne, souvent considérée comme le pilier de la stabilité sociale, a été la grande oubliée de cette dynamique, avec une progression limitée à 0,8 % par an.
Ces chiffres révèlent une réalité troublante : les fruits de la croissance ne sont pas équitablement répartis. Les politiques sociales ciblant les plus pauvres ont certes permis de réduire la pauvreté absolue (passée de 4,8 % en 2014 à 3,9 % en 2022), mais elles n’ont pas suffi à enrayer la montée des inégalités. Le coefficient de Gini, qui mesure les écarts de revenus, est passé de 39,5 % en 2014 à 40,5 % en 2022, signe d’une société de plus en plus fracturée.
La vulnérabilité, nouvelle donne des villes marocaines
L’un des enseignements marquants de l’enquête est l’émergence d’une vulnérabilité économique accrue en milieu urbain. En 2022, 9,5 % des citadins étaient considérés comme vulnérables, contre 7,9 % en 2014. Cette tendance reflète une réalité inquiétante : les villes, traditionnellement perçues comme des espaces d’opportunités, deviennent des lieux de précarité pour une partie croissante de la population.
Cette vulnérabilité urbaine s’explique en partie par les conséquences de la pandémie de Covid-19, qui a frappé de plein fouet les secteurs informels et les petites entreprises. Mais elle est aussi le résultat de dynamiques structurelles, comme la hausse des coûts du logement et de l’énergie, qui pèsent lourdement sur les budgets des ménages. En 2022, les dépenses d’habitation et d’énergie représentaient 25,4 % du budget des ménages, contre 23 % en 2014.
Des inégalités territoriales persistantes
Si la vulnérabilité gagne du terrain en ville, les inégalités entre milieux urbain et rural restent criantes. Le niveau de vie moyen en milieu urbain (95 386 DH par an) est près de deux fois supérieur à celui du milieu rural (56 769 DH). Cette fracture territoriale, stable depuis 2014, souligne les limites des politiques de développement régional.
Certaines régions, comme Fès-Meknès et Béni Mellal-Khénifra, affichent des taux de pauvreté multidimensionnelle à deux chiffres (10,4 % et 11,6 % respectivement). Ces chiffres rappellent que, malgré les efforts déployés, certaines zones restent en marge du développement national.
La classe moyenne, grande absente des politiques publiques
L’enquête du HCP met en lumière un autre phénomène préoccupant : la stagnation du niveau de vie de la classe moyenne. Entre 2014 et 2022, cette catégorie sociale n’a enregistré qu’une progression annuelle de 0,8 % de son niveau de vie, bien en deçà de celle des plus riches (1,4 %) et même des plus pauvres (1,1 %).
Cette stagnation pose un défi majeur pour la cohésion sociale. La classe moyenne, souvent considérée comme le moteur de la consommation et le garant de la stabilité économique, se sent de plus en plus exclue des bénéfices de la croissance. Cette situation pourrait alimenter un sentiment de frustration et de désillusion, avec des conséquences potentielles sur le tissu social.
Quelles perspectives pour le Maroc ?
Les résultats de l’enquête du HCP soulignent la nécessité d’une approche plus inclusive des politiques publiques. Si les filets sociaux ont permis de réduire la pauvreté absolue, ils ne suffisent pas à répondre aux défis posés par la montée des inégalités et de la vulnérabilité. Une attention particulière doit être portée à la classe moyenne, dont la stagnation menace de saper les fondements de la cohésion sociale.
Par ailleurs, la vulnérabilité croissante en milieu urbain appelle des réponses adaptées, notamment en matière de logement, d’emploi et de protection sociale. Les villes marocaines, longtemps perçues comme des moteurs de croissance, doivent devenir des espaces de solidarité et d’inclusion.
Enfin, la persistance des inégalités territoriales rappelle l’urgence de renforcer les politiques de développement régional. Les régions les plus vulnérables, comme Fès-Meknès et Béni Mellal-Khénifra, doivent bénéficier d’investissements structurants pour sortir de la marginalisation.
Le Maroc se trouve à un carrefour. Les progrès réalisés en matière de réduction de la pauvreté sont indéniables, mais ils ne doivent pas occulter les défis persistants. Inégalités, vulnérabilité, stagnation de la classe moyenne : ces phénomènes appellent des réponses collectives et une vision renouvelée du développement. Dans un contexte mondial marqué par l’incertitude, le Maroc a l’opportunité de construire un modèle plus équitable et résilient. Mais pour cela, il devra placer la justice sociale au cœur de ses priorités.
Tableau synthétique des dynamiques socio-économiques







