Par Nasser-Edine Boucheqif*
Après avoir établi au début de l’Ethique à Nicomaque, que les vertus sont les conditions du bonheur, Aristote va démontrer dans ce passage, que c’est en les pratiquant que nous les acquérons.
Pour ce faire, il les opposera d’abord aux facultés sensibles, qui elles ne nécessitent pas d’exercice antérieur, avant de les comparer aux arts, qui au contraire sont un entraînement répété. Puis il renforcera sa position en établissant le rôle du législateur, rendant par là-même indissociables la morale de l’éthique politique, dans le sens où bonheur et vertu des citoyens sont la preuve d’une bonne constitution.
Si Aristote s’attache ici à expliquer comment naissent en nous les vertus, c’est parce qu’elles participent à l’accomplissement du bien humain. En effet, dès le livre 1, il définit le bonheur en fonction de quoi l’homme accomplit toutes ses actions, comme étant « une certaine activité de l’âme en accord avec la vertu[2] ».
Et puisque le bonheur, tout comme l’exercice de la pensée sont proprement humains, il apparaît alors essentiel que la vertu le soit également, c’est-à-dire qu’elle dépende entièrement de l’homme et qu’elle lui soit accessible. Mais plus qu’une nécessité c’est un constat, qu’Aristote formule de la façon suivante : « Ce n’est ni par nature ni contrairement à la nature que naissent en nous les vertus[3] ».
Ni par nature, dans le sens où, comme il suffit d’avoir les yeux pour voir ou des oreilles pour entendre, il suffirait d’avoir les vertus pour être vertueux ; ni contre nature, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une faveur divine (tel que l’établit Socrate dans le Ménon) où d’une science, qui constituerait un idéal inaccessible.
Aussi, si la nature ne s’oppose pas à la naissance des vertus, elle ne la rend pas pour autant inéluctable. Tout au plus s’agit-il alors d’une « disposition » par opposition aux affections et facultés, que nous recevons à l’« état de puissance » et qu’il nous appartient de développer et d’entretenir par un exercice volontaire. C’est pourquoi Aristote distingue nettement les facultés sensibles, que nous partageons avec les animaux, des vertus morales.
Par faculté sensible, il fait allusion ici aux cinq sens, dont il donne comme exemple l’ouïe et la vue, et dont « le passage à l’acte », l’audition et la vision ne supposent aucun effort particulier. Mais par faculté, il entend également (telles qu’il les définira ultérieurement) les aptitudes naturelles (ou vertus naturelles) que nous avons d’éprouver les affections telles que colère, peur, joie…, à la différence des dispositions, qui elles correspondent à la manière dont nous éprouvons ces affections et qui sont relatives aux vertus morales.
Car c’est bien de vertus morales dont il est question dans cet extrait, définies antérieurement comme se rattachant à la partie irrationnelle ou appétitive de l’âme, capables de participer « en quelque manière au principe raisonnable (de l’âme), en tant qu’elle l’écoute et lui obéit. ». Cette distinction des facultés sensibles et vertus naturelles[4], des vertus morales[5] est essentielle, d’une part parce qu’elle nous différencie des animaux, mais surtout parce qu’elle rend l’homme responsable des actes et implique que le bonheur soit en son pouvoir. Se pose alors la question de savoir comment l’homme devient vertueux.
Si ce n’est pas l’usage de nos yeux ou de nos oreilles qui nous a permis d’acquérir l’ouïe ou la vue, il en va différemment des vertus, nous dit Aristote. Alors que nous possédons les cinq sens avant d’en faire usage, les vertus au contraire « supposent un exercice antérieur », une pratique soumise à l’habitude. Par habitude le philosophe entend d’abord éducation. En effet c’est parce que les vertus ont rapport aux plaisirs et aux peines, qu’il est indispensable que l’enfant ne se laisse pas directement diriger par le désir de l’agréable.
Il importe donc de l’habituer à l’autorité d’un gouverneur, afin de le conformer dans la raison, sans quoi ses mauvais penchants le pousseraient à développer des appétits désordonnés, trop « forts » et trop « grands », allant jusqu’à « chasser le raisonnement », c’est-à-dire jusqu’à l’aveuglement. L’obéissance qui soumet l’enfant au gouverneur est la même que celle qui soumet la partie désirante de l’âme à sa partie rationnelle. Elle agit par un certain type de discours persuasif, admonestation, reproche et exhortation, et elle a pour but de convaincre.
Mais outre l’éducation, l’habitude implique, (dans notre passage), de façon plus directe, la pratique de l’action vertueuse, puisque, « C’est en pratiquant les actions justes, que nous devenons justes [6]», et qu’il en va de même pour la modération et le courage, autres vertus morales.
Ce rapport à l’action est essentiel, car c’est sur elle que repose toute l’éthique morale et politique d’Aristote, dont l’objet est de nous rendre meilleurs, et non pas savants. En effet, c’est l’action qu’un homme choisit d’accomplir qui prouve qu’il est vertueux, et non pas son discours, ou son savoir, qui « ne joue qu’un rôle minime ou même nul ». Aussi il est important de comprendre que pour le philosophe, « nous ne naissons pas naturellement bons ou méchants, mais que c’est bien l’accomplissement répété de nos actes qui nous rend vertueux[7] ».
*Poète, essayiste, dramaturge et peintre
Bibliographie:
[1] Paris 1987.
[2] Aristote.
[3] Idem.
[4] Aptitudes à éprouver des affections.
[5] Notre capacité à la maitriser
[6] Aristote.
[7] Idem.