L’Histoire et la Géographie: Deux déterminants géostratégiques en Afrique (Par Dr. Youssef Chiheb)

Par Dr. Youssef Chiheb*

Le continent africain constitue la deuxième zone crisogène, après le Moyen-Orient, par le pullulement et la concentration des conflits politiques ou armés inter-Etats ou infra-Etats. En dépit des faibles enjeux géopolitiques, que constitue l’Afrique en termes de sécurité internationale pour les grandes puissances, et en dépit de la mainmise, très ancrée dans le temps, des multinationales pour l’exploitation négociée des richesses, l’Afrique ne cesse de s’appauvrir, de se  disloquer, de s’enflammer et de faire, de plus en plus, appel aux Nations unies pour venir en pompiers, en bailleurs de fonds et en médecins pour éteindre les foyers, les poudrières et les zones d’épidémies à l’origine des déplacements massifs des populations, des génocides et des épurations ethniques ou confessionnelles. Déterminisme géopolitique, malédiction des dieux de la finance ou début d’une redistribution des cartes en parallèle aux fractures profondes qui lui sont propres ?

L’hypothèse du choc de l’Histoire et de la Géographie fait son chemin pour la construction d’une nouvelle grille de lecture géostratégique permettant d’appréhender l’une des régions les plus sismiques au monde. La défaite de l’Histoire coloniale ou postcoloniale (idéologies) et la victoire de la géographie des dynamiques (géopolitique) sont les in put de cette hypothèse.

Défaite de l’Histoire?

Par Histoire, nous entendons la défaite des idéologies qui présidaient aux modelages et aux remodelages des vastes territoires sur fond de frontières dessinées à la règle et à l’équerre au mépris de la réalité ethnique ou culturelle préexistante. Une défaite de l’histoire des peuples au profit de la souveraineté des Etats, fraîchement indépendants, et in fine, de l’histoire coloniale comme architecte des Etats-Nations. En réalité, des entités juxtaposées en l’absence d’un continent de référence qui s’autorégule et se développe par ses propres mécanismes et institutions, à l’instar de l’Union européenne. Quelques éléments historiographiques pour illustrer cette première hypothèse. La chute des empires coloniaux et du mythe « civilisateur » qui prévalaient dans le continent durant près de deux siècles.

Depuis les premières missions anthropologiques, évangéliques et géographiques, jusqu’à la fin du 20ème, siècle, les anciennes puissances coloniales revendiquent leurs rôles dans la promotion des territoires et peuples indigènes en Afrique aux rangs d’entités civilisées, dotées d’une organisation de gouvernance, bien qu’elles soient squelettiques ou rachitiques. L’ambiguïté et le piège tacite autour de la substitution de la colonisation par les conventions bilatérales de coopération définies par la France, entre autres, autour du concept d’Edgar Faure « L’indépendance dans l’interdépendance », et plus globalement autour de ce qu’appelaient les théoriciens de la Tricontinentale l’impérialisme subit. L’obsolescence du dogme des guerres d’indépendance qui structurait la doctrine de Boumediene ou de Kadhafi et qui continue à formater le logiciel politique des cadres et dirigeants du FLN en Algérie. Le conflit, opposant Alger à Rabat, illustre ce cas de figure autour du Sahara marocain, dit Occidental. Un dogme qui tente de survivre dans une bulle loin de la réelle politique qui privilégie, partout dans le monde, le règlement des conflits, des frontières et des séparatismes par des voies politiques et à travers des négociations allant dans le sens du compromis et de la paix des braves.

L’avènement de la mondialisation, suite à la fin de la Guerre froide, s’est traduit par l’écroulement de l’ancien ordre mondial défini en trois cercles (Pays industrialisés, le bloc socialiste, pays sous-développés) par le géographe Alfred Sauvy. Un ordre qui confinait la totalité du continent africain dans le troisième cercle géopolitique appelé pays sous-développés ou faisant partie du tiers-monde. Une vision subliminale en référence au Tiers Etat dans la France pré-révolutionnaire. La défaite de la Francophonie comme socle géopolitique fédérateur des anciennes colonies françaises en Afrique. Une idéologie qui se devait de construire un espace de référence, à travers une organisation régionale de coopération, s’avère au fil du temps,  un cheval de Troie, dont l’objectif  géostratégique est la fragmentation du continent noir en vue d’un meilleur verrouillage économique et une aliénation culturelle. Le discours de Dakar de Nicolas  Sarkozy et les mesures, de plus en plus restrictives, touchant à l’immigration, illustrent la dimension volatile de la Francophonie. La course effrénée et l’obsession du leadership en Afrique du Nord s’est soldée par la multiplication des guerres à faible intensité et discontinues sur le sol africain (Tchad), opposant la France au colonel Kadhafi qui fut balayé, ainsi que son régime, lors du déclenchement du Printemps arabe. Un printemps qui s’est transformé en canicule et en désastre arabe. Egalement l’Algérie, forte de sa rente pétrolière et paralysée par son « histoire de libération », s’obstine dans sa course au leadership, dans son différend avec le Maroc.

Comparativement, le modèle franco-allemand est le fruit de la défaite de l’histoire par la récurrence des guerres meurtrières et la victoire de la géographie, par la construction de la CEE autour de « l’Axe Paris-Berlin ». Trois  pays frontaliers, jadis en conflit, sont aujourd’hui le centre de gravité de la construction européenne sur la base de la coopération renforcée (40% du PIB de la zone euro en est la meilleure illustration), de la convergence et de la paix durable.

Victoire de la Géographie ?

 Par géographie, nous entendons l’évolution des vastes espaces naturels neutres vers des territoires finalisés, par la colonisation, en vue de dessiner l’Afrique en entités politiquement administrées, et donc, en support à la viabilité des futurs Etats-nations, au détriment des spécificités ethnoculturelles précoloniales. Quelques éléments de décryptage pour illustrer cette deuxième hypothèse. Le maintien des frontières héritées de la colonisation comme tache indélébile dans la définition de la géographie politique du continent africain. Une géographie dictée par les militaires, les banquiers et les intérêts géostratégiques, au détriment des peuples, des cultures et des confessions. La géographie coloniale en Afrique du Nord illustre cette victoire sur l’histoire. La France et l’Espagne ont démembré l’empire chérifien en l’amputant de vastes zones et en entérinant la transformation d’un département français d’Outre-mer (troisième superficie en Afrique) en un pays indépendant, tout en prenant le soin de maternaliser, par la géographie, une entité hybride au mépris des liens historiques entre le Sahara et  le Maroc, appelée le Sahara occidental par opposition au Sahara oriental (40% de la superficie de l’Algérie), dont une grande partie fut liée au royaume chérifien par une allégeance séculaire. L’émergence d’une nouvelle géographie, de fait et non de droit, basée sur le jihadisme transfrontalier comme polarité géopolitique allant de la Somalie à l’Est, à la Mauritanie à l’Ouest en passant par la Libye au Nord. Une nouvelle géographie dont la gestion et le contrôle sont confiés aux services des renseignements militaires de l’OTAN, et de la France et des Etats-Unis en particulier. Le développement d’une géographie transfrontalière du crime organisé (narcotiques, trafics d’armes, terrorisme, filières de l’esclavage des temps modernes) compte tenu de la porosité des frontières, des faibles moyens aériens et logistiques de surveillance, et plus globalement, du déterminisme géographique caractérisant le Grand Sahara et le Sahel qui s’organisent  en vastes no man’s land de plus de cinq millions de km². Le renforcement et l’effectivité de la théorie du fer à cheval qui se dessine en ceinture géographique crisogène autour de l’Algérie (7500 km de frontières tendues) de par l’instabilité et l’onde de choc régionale post-printemps arabe. Une nouvelle géographie, sur fond de concentration d’instabilité politique et/ou militaire qui secoue la Tunisie, la Libye, le Niger, le Mali, la Mauritanie et les camps de Tindouf.

L’introduction d’une nouvelle géographie des zones épidimogènes transfrontalières dont l’épicentre ravage le Libéria, la Sierra Leone, la Guinée et le Nigeria. Le risque d’extension au reste de l’Afrique tropicale est fortement probable. La psychose autour du virus Ebola a fortement impacté les économies fragiles locales, déplacé des centaines de milliers d’habitants et  réactivé le réflexe dogmatique du principe de précaution par l’annulation de la desserte aérienne des pays foyers de l’épidémie.

Le risque de l’affirmation d’une géographie, basée sur la mise sous quarantaine d’une série de pays, se confirme. Elle s’impose en impactant et compromettant l’organisation d’un événement sportif continental, comme en  atteste l’annulation de la CAN 2015, initialement organisée par le Maroc. Aujourd’hui, elle se relocalise dans une zone à risque. L’absence d’un socle continental en capacité de fédérer les Etats-nations en Afrique sur le plan économique, milite pour une nouvelle géographie de coopération qui se dessine. Elle prend la forme d’une organisation en cercles concentriques régionaux n’étant que peu éligibles au critère fondamental de coopération qu’est la continuité territoriale. Une autre géographie déclinée par la mutualisation, la capitalisation des expertises et la valorisation des potentialités régionales. La dernière en date, la coopération Sud-Sud dont le Maroc est à la fois, le moteur, la locomotive (Maroc, Mali, Côte d’Ivoire, Gabon), et l’interface géographique ou le sas financier entre le continent africain et européen.

Par réalisme, par pragmatisme ou par opportunisme, le Maroc est enclin à dessiner les contours d’une nouvelle géographie de coopération multipolaire à défaut d’une continentalité viable (Pays du Golfe, Union européenne, Tunisie, Russie, Turquie…) en tant que pays émergent. Un choix dicté par le pragmatisme et par les impératifs du développement et consolidé par la défaite de l’histoire des idéologies obsolètes qui perdurent en Afrique. Panarabisme de Nasser comme histoire mort-née, blocage délibéré de l’éclosion du Grand Maghreb et sismicité politique et sécuritaire du continent africain… sont autant de déterminants géopolitiques additionnels corroborant l’hypothèse formulée autour de la défaite de l’Histoire (et donc, des idéologies) et de la victoire de la Géographie (et donc, de la dynamique multipolaire et transcontinentale). Le continent africain illustre parfaitement ce choc frontal entre la géographie dynamique, dictée par le pragmatisme, par l’artificialité, voire l’immatérialité des frontières, et l’Histoire, dictée par la rigidité du dogmatisme et par l’effondrement des idéologies.

La dichotomie palpable entre ces deux déterminants géopolitiques, propres au continent africain, conduit à plusieurs conclusions et recommandations. Nous en retenons trois à portée matricielle pour soustraire l’Afrique à cette malédiction. La solution politique négociée, des conflits armés inter-Etats ou intra-Etats, doit être privilégiée autant que possible, tout en évitant l’enlisement dans le marécage et les eaux troubles de l’Agenda des Nations unies. Le conflit israélo- palestinien, enlisé dans les coulisses de l’ONU, perdure depuis près d’un demi-siècle. Force est de constater que toutes les avancées dans ce conflit ont été le fruit de négociations bilatérales entre les deux protagonistes.

Le conflit dans le Sahara qui s’est enlisé, dans l’antichambre onusienne (Minurso) depuis près d’un quart de siècle, en atteste également. Si Rabat et Alger décident d’entamer des négociations bilatérales directes, sur la base du statut de l’autonomie élargie, comme garantie et compensation aux séparatistes du Polisario, le conflit serait réglé en quelques mois, la zone retrouverait une stabilité et la géographie du Grand Maghreb se dessinerait au profit des peuples frères, qualifiés comme tels par la sociologie politique ou médiatique en France (Maghrébins, Nord-Africains).

La doctrine de la sécurité nationale occupe aujourd’hui la première place dans la hiérarchie des priorités des Etats, qu’ils soient africains, arabes, européens ou de l’Oncle Sam. Elle impose aux Etats-nations africains une interdépendance, une convergence, une mutualisation et, inéluctablement, la primauté du compromis par opposition aux options militaires dont l’impact serait désastreux pour les Etats protagonistes et leurs peuples. Aucun pays seul ne peut se différencier de son continent de référence ou se soustraire à son contexte géostratégique régional. L’Ukraine, par sa position à cheval entre son désir d’intégrer l’Union européenne et son allégeance, historiquement, au frère russe, s’est vue amputée de la Crimée et est devenue un  théâtre pour l’unique conflit armé sur le continent européen. En conséquence, aucun pays ne peut prétendre au statut irrationnel de leadership au risque de se trouver isolé. L’irresponsabilité des thèses, privilégiant les guerres d’indépendance, fantasmant sur la création de nouveaux Etats artificiels, épuisant leurs finances publiques dans la course aux armements, s’incarnent par les pays, idéologiquement, tatoués par cette défaite de l’histoire. A contrario, les thèses, favorisant l’intégration régionale, sectorielle et sécuritaire, au profit des peuples, s’incarnent par ceux qui profiteront de cette victoire de la géographie.

*Université  Sorbonne Paris Nord- Spécialiste en Géostratégie et Développent international