(…) Maintenant, changement de cap. Destination: Théâtre Toursky, Marseille. Au programme, l’ouverture des Rencontres théâtrales et le lancement de «L’Odyssée 2001», croisière artistique menée à bord d’un destroyer battant pavillon roumain pour porter un message de paix et de fraternité à travers la Méditerranée.
Nous sommes le 22 juin 2001, le Toursky offre d’emblée le spectacle d’une «Tour de Babel» ; des gens de couleurs, de cultures et de confessions différentes y avaient rendez-vous. Artistes, saltimbanques, poètes, écrivains, acteurs associatifs et politiques se bousculent aux portes du théâtre. Richard Martin, maître de ce haut-lieu artistique, n’en croyait pas ses yeux ; il était visiblement surpris que tant de monde ait répondu à l’appel. «Si on est réuni ici, c’est pour défendre le droit humain face aux outrances de la bêtise et de l’intolérance», clama le plus fou des saltimbanques. «L’Odyssée», -ainsi s’appelait le périple pacifiste-, n’était pas un petit tour de la Méditerranée sur la pointe des vagues. Le message de cette croisière-croisade-contre-la-guerre ne devait échapper à personne. Escapade poético-artistique, l’Odyssée a fini par prendre tout son sens en 2001 dans la réalité des eaux méditerranéennes. Le projet n’était évidemment pas fortuit. Fruit d’un travail patient, déployé depuis la création de l’Institut international du théâtre méditerranéen en 1990, ce projet posa les jalons d’un «théâtre debout » pour défendre le droit humain. Initié par l’IITM, avec la collaboration des vingt-quatre sections que cet Institut compte à travers la Méditerranée, il se démarqua par une étonnante force visionnaire. Mis en route en juin 2001, donc à la veille des tragiques attentats du 11 septembre, il résonna comme un cri d’alerte sur le nouveau danger qui guettait l’humanité.
Par ce projet, il s’agissait de dire aux décideurs: «Cela suffit des guerres et des drames qu’elles ont inutilement engendrés». La Méditerranée, qui cristallise les tensions les plus sanglantes, devrait retrouver sa vocation première de «lac de la paix». Si le destin du monde semble être entre les mains d’une poignée de décideurs généralement inconscients, les artistes, aiguilleurs de la conscience de leurs peuples, ne doivent pas jeter l’éponge. Le projet, qui entend réhabiliter le rôle de l’artiste dans la défense des nobles valeurs, trouve ici son expression la plus éloquente. L’IITM y a rallié plusieurs centaines d’artistes de la mare nostrum.
De ce côté-ci, la mobilisation était certes un peu timide, mais elle était d’autant plus crédible qu’elle émanait d’artistes, d’écrivains, connus et reconnus pour leur infaillible engagement humaniste: Ahmed Massaïa (Maroc), Omar Fetmouch (Algérie), Habib Belhadi et Fadel Jaïbi (Tunisie). De l’autre côté du lac, il faut d’abord saluer l’adhésion forte des plus hautes autorités de Bucarest, qui avaient mobilisé leur navire de guerre et la troupe du Théâtre Bulandra, notamment ces deux figures marquantes de la scène théâtrale roumaine: Catalina Buzayanu (metteur en scène) et Virgile Ogasanu (ex-directeur du Théâtre Bulandra). L’Espagne et la France étaient également fort présentes. Nos voisins espagnols étaient représentés par une forte délégation, chapeautée par le président de l’IITM, José Monléon, et le journaliste-écrivain Emilio Garrido.
S’agissant de la France, toute l’équipe du Toursky ou presque, sans oublier une dizaine d’autres artistes, étaient au rendez-vous. Au total, pas moins de 100 pacifistes, sans oublier l’équipage du destroyer roumain, s’étaient retrouvés ce jour-là au Toursky. Moment fort, le très beau et mémorable spectacle intitulé «Poètes sans papiers», interprété avec un talent atypique par Richard Martin à la veille du départ du «Constanta» pour Sagunto (sud d’Espagne).
Ce spectacle, écrit par Léo Ferré, a clôturé la cuvée 2001 des Rencontres théâtrales. Une véritable orgie culturelle: il y eut, outre «Poètes sans papiers», «Les Ulysses», interprétée, dans la fureur d’Eole, par la troupe Bulandra, puis le «Bar de la femme sans tête» de Bertolt Brecht, puis un concert de percussion avec le groupe Léda Atomica «SOS» en compagnie du batteur franco-camerounais Bami et, à la fin, cet excellent «Manifeste des Archers» lu, dans les bourrasques du mistral (vent très fréquent à Marseille), par le dramaturge et poète Armand Gatti. Sa phrase «les mots sont plus forts que les canons» me trotte encore et toujours dans la tête. L’image qui le montrait égrener, au gré du vent, du haut de la tourelle de vigie du «Constanta», entre deux canons, les feuillets du Manifeste, restera peut-être inoubliable. A 74 ans, ce grand poète anarchiste, ami de Mao, de Che Guevara et de Jean-Vilar, semblait n’avoir rien perdu de sa verve révolutionnaire. Après avoir arpenté tous les fronts du XXème siècle, du Guatemala à l’Irlande du Nord, en passant par Cuba ou plus encore l’Algérie, Armand Gatti, qui se définit à la fois comme poète et homme d’action, était du côté de ce qu’il appelait ses «Loulous»: chômeurs, drogués, délinquants …