ENQUÊTE. IMMOBILIER: UNE CRISE À TOUS LES ÉTAGES

« L’immobilier est en crise ». « Les chiffres de vente du moyen et haut standings reculent ». « Quant aux perspectives pour 2022, elles sont peu encourageantes ». Sur le terrain, rien ne va plus, sinon quelques clients potentiels comptés du bout des doigts. Les promoteurs du moyen et haut standing l’avouent mais refusent d’en parler en public. Dans l’impasse, ils se contentent de brader les prix, en espérant un jour meilleur. Pour eux, incapables de cacher les retombées de la crise sanitaire sur leur secteur: « communiquer sur la stagnation du marché, c’est creuser une tombe ». Pour cause: « Perte de solvabilité des acheteurs, tour de vis du côté des banques et flou fiscal pour les investisseurs sont autant de freins pour les spécialistes du secteur », nous chuchote un grand promoteur de la place. La montée du chômage pendant la pandémie a aggravé leur cas. Enquête.

Par Rida ADDAM

Dar Bouazza, le 10 mars. Il est 9 heures du matin. Brahim, notre guide, est agent immobilier depuis 35 ans. Spécialisé dans les moyens et hauts standings, il ne cache pas son amertume dès le premier instant : « Je n’ai pas vendu un appartement depuis plus de deux ans. Et pourtant, les prix sont bradés ». L’annonce est bouleversante, vu le nombre énorme des constructions. Sur le long chemin menant à Sidi Rahal, des centaines de résidences ont récemment poussé comme des champignons. Nous y multiplions les visites. A chaque fois, le bureau de vente est vide. « Rares sont les visiteurs. Quelques curieux animent le quotidien des agents immobiliers et des vendeurs sur place, avec des visites sans suite », nous avoue un agent mécontent. Le plus souvent, il faut appeler le commercial par téléphone, qui ne prend plus la peine de s’y rendre. Sur la façade des bureaux de vente, une affiche indique: « Pour toute information, contacter ce numéro ».

Le tableau est presque général. « Nous payons cher la facture de la pandémie », crie un promoteur de la place. Selon lui, « si l’état ne réagit pas dans les mois à venir, la bulle immobilière qu’a connue Marrakech en 2008 se reproduirait partout au Maroc ». Il sort de son bureau une dizaine de compromis de vente annulés ou mis en veille. Pour lui, « l’immobilier n’est plus un investissement sûr ».

Même son de cloche chez un concurrent, à l’autre bout de la route. « Rien ne va plus. Nous multiplions les dettes et les rachats de nos crédits. L’immobilier qui a longtemps été considéré comme un investissement sûr, à tel point qu’il représente la majeure partie des dettes contractées dans l’économie, semble s’emballer », explique-t-il.

Tas de signaux caractéristiques d’une crise économique sont palpables. Dans un chantier voisin, quelques ouvriers joueraient, selon Brahim, la comédie. « Ils font semblant de finaliser un chantier en arrêt depuis plusieurs mois. Une manœuvre commerciale pour encourager les acheteurs. Mais, est-ce suffisant ? », grogne notre guide.

« Je reste optimiste, même si les résultats n’encouragent pas. J’ai une première réservation verbale depuis la relance du secteur en janvier 2021 », soupire un autre promoteur.

Sur la route de Sidi Rahal, le constat est le même. Des curieux visitent les appartements et les villas exposés, mais sans aucune volonté réelle de conclure.

En somme, les professionnels et les observateurs sont unanimes : « Le secteur souffrant bien avant la crise pandémique, mais dont les difficultés se sont davantage multipliées durant les derniers mois en raison du contexte économique ». Et de poursuivre : « Le marché de l’immobilier continue d’afficher des indicateurs au rouge avec une baisse dans les transactions de 10,1% ». Pire, « en ce début d’année, malgré la relance et les efforts, rien ne va plus », poursuit un professionnel, qualifiant la relance de « très timide ». A ses yeux, « elle ne répond pas aux attentes des professionnels qui galèrent, en silence, depuis plusieurs mois ».

Seul, le « social » résiste à la crise.

Dans les périphéries de Casablanca, l’ambiance est totalement différente. « Le social résiste à la crise et sauve le secteur de l’arrêt cardiaque », nous confie un professionnel qui vend ses appartements sur les plans. « Dès l’ouverture du chantier, la demande est plus que l’offre », résume-t-il. Un avis que partage Mohammed Lahlou, président de l’Union régionale des agences immobilières de Casablanca-Settat (URAI). Le professionnel atteste que « seul le segment de l’immobilier social a survécu à la crise en gardant sa vitesse de croisière ». D’après lui, « tout est presque vendu dans les projets de l’habitat social. A Casablanca, El Jadida et Marrakech, le social se porte bien ».

Notre guide nous l’atteste. Il regrette que ses clients préfèrent le moyen et le haut standing. Les spéculateurs sont très nombreux dans l’habitat social qui persiste malgré la crise sanitaire. « C’est un segment qui ne connait jamais la crise car il s’agit d’un habitat principal. Le moyen et le haut standing sont souvent des logements secondaires », confirme M. Lahlou.

La crise persiste malgré les efforts

Hélas, aux yeux des professionnels, « les efforts engagés par les gouvernements, sortant et actuel, n’ont pas réussi à sortir le secteur des retombées de la crise sanitaire ».

Certes, les chiffres démontrent récemment une légère amélioration, mais ils restent loin des attentes. « La relance demande un effort colossal et des solutions concrètes pour répondre à la demande du marché fragilisé par la crise ». Un appel pris au sérieux par les départements de tutelle qui se penchent déjà sur une offre raisonnable pour les deux parties : « Le consommateur et les promoteurs ont été frappés de plein fouet par la crise sanitaire. Une offre basée sur une meilleure adéquation offre et demande serait la bienvenue pour sauver tout le monde », espère un agent immobilier d’El Jadida.

Pour l’URAI, « La reprise du secteur se confirme par l’ensemble des maillons de la chaîne immobilière. Sans un texte de loi qui régit la profession des agents immobiliers, le secteur restera à la traine ». Et d’ajouter : « Il est temps de sauver le métier d’agent immobilier qui reste un maillon essentiel dans la promotion immobilière ». M. Lahlou fait allusion au texte de loi qui « hiberne depuis des années dans les annales du secrétariat général du gouvernement ». Même son de cloche chez les notaires qui crient « réforme ». Pour certains, les intervenants ne sont pas homogènes et n’ont pas la même vision ni les mêmes objectifs ».

Solution intermédiaire : la demande oblige.

Contraints par la conjoncture, clients et promoteurs ne peuvent espérer mieux. Une offre, au juste milieu, fait l’objet d’une demande presque unanime. Un logement autour de 320.000 Dh répondrait aux attentes de 80% des consommateurs. « Nous n’avons pas le choix », argumente un promoteur touché par l’actuelle stagnation du marché. Mais comment ?

Les analystes s’y sont penchés depuis le début du confinement. La Fédération nationale des promoteurs immobiliers a certes son mot à dire : « Pour résoudre cette équation dans un cadre de vie agréable, il faut déployer des dispositions urbanistiques plus souples et plus adéquates, notamment trouver des moyens pour diminuer le prix du foncier et réduire les taux d’intérêts appliqués à la promotion immobilière ». C’est ce qu’a déclaré, auparavant, un responsable fédéral lors d’un meeting national. Contactés par nos soins, les membres de la fédération sont restés aux abonnés absents. Pour certains, « il n’est pas judicieux de parler quand la crise est sévère ». « C’est compréhensible. Ils ne veulent pas aggraver plus la situation. Le client est gourmand. Il risque de ne pas se contenter de l’actuelle offre, en dépit de la grande gymnastique faite par les promoteurs », surenchérit un agent immobilier à Marrakech.

L’accès au crédit : il faut solvabiliser.

Tous les acteurs en sont unanimes : « L’accès au crédit influence directement la crise de l’immobilier. Depuis la pandémie, les banques sont de plus en plus réticentes avec les acheteurs ». En un mot : Solvabiliser. D’où, les garanties spécifiques à la promotion immobilière octroyées par la Caisse centrale de garantie (CCG). « Mais les banques ne suivent pas. Donc, c’est aux promoteurs de trouver de nouvelles formules de facilités comme la location-vente ou la location-accession », conseille le président de l’URAI.

Quant aux assurances, les intervenants du secteur les appellent à revoir leurs contrats et devenir plus souple et davantage ouverts aux demandes du marché.

Un promoteur de Marrakech souligne un autre aspect des obstacles financiers : « L’accès au crédit n’est pas non plus une tâche facile pour les promoteurs qui revendiquent davantage de souplesse ». Une réalité amère qu’il argumente par le dernier rapport du HCP qui indique que « les crédits à la promotion immobilière ont accusé une baisse de 5%, après -7% à fin décembre 2021 et une quasi-stagnation un an plus tôt ». Compte tenu de ces évolutions, « le taux de progression des crédits à l’immobilier s’est amélioré, s’établissant à +3,2% à fin janvier 2022, après +2,3% à fin janvier 2021 », poursuit la même source. 

Au premier trimestre 2022, 40% des entreprises de la Construction ont rencontré des difficultés d’approvisionnement en matières premières. Concernant la trésorerie, 46% des chefs d’entreprise la jugent difficile. Par branche, cette proportion atteint la moitié des entreprises de la branche « Travaux de construction spécialisés ».

Encadré 1

Les chiffres qui fâchent, mais…

L’impact négatif de la crise sanitaire sur le secteur de l’habitat qui emploie, à lui seul, plus d’un million de personnes et contribue à hauteur de 6,5% au PIB national est néfaste. Durant les premiers mois du confinement, le secteur a enregistré une baisse de 17,36% de la production et de 44% des mises en chantiers. Un arrêt forcé de l’activité qui a engendré une perte de plus de 9000 emplois au dernier trimestre 2020 pour se stabiliser à fin 2021.

Quant aux carnets de commande dans la construction, le rapport du HCP les qualifie « d’inférieurs à la norme » au 4e trimestre 2021. Ainsi, le TUC dans le segment de la construction a affiché un taux de 68%. 

Et pourtant, le rapport du HCP se veut motivant, notamment pour la même période. L’étude rendue publique par l’instance évoque une « légère » hausse. Très timide, aux yeux des professionnels, cette brise d’espoir serait due « d’une part, à la hausse d’activité dans la branche de la construction de bâtiments et, d’autre part, à la baisse d’activité dans la branche des Travaux de construction spécialisés ».

Au terme des deux premiers mois de 2022, « les ventes de ciment, principal indicateur du secteur du BTP, se sont renforcées de 5,8%, après une baisse de 10,1% un an auparavant », dixit le HCP qui explique cette évolution comme un résultat de « la consolidation des ventes relatives au béton prêt à l’emploi de 36%, au préfabriqué de 11,9%, au bâtiment de 14,1% et à l’infrastructure de 10,7% ».

Quant aux opérations de financement de l’activité du secteur, elles ont été marquées par « un accroissement de l’encours des crédits à l’habitat de 4,8% à fin janvier 2022, après +3,5% un an auparavant ». Dans ce sens, les professionnels sont formels : « les investissements ont chuté durant les deux dernières années ». « Les 44% des entreprises qui auraient réalisé des dépenses d’investissement en 2021 les ont consacrés, principalement, au remplacement d’une partie du matériel », surenchérit le HCP.