Par Mustapha Saha*
Paris. Dimanche, 13 mars 2022. Le ciel parisien vire au rouge. Des nuées de sable se pulvérisent dans l’air. La presse institutionnelle parle pudiquement de poussière légèrement radioactive, des traces de Césium-137 issus des essais nucléaires français des années soixante, des particules fines dangereuses pour la santé. Morbidité minimisée par les analyses officielles. Les masques anticovidaires trouvent un nouvel usage. La nature rappelle une vieille tragédie, irréparable, imprescriptible, inexpiable.
Rétrospection. Jeudi, 13 février 1960. L’armée française procède à son premier essai nucléaire dans le Sahara. Opération baptisée Gerboise bleue. Poétique de l’horreur. Des avions, des superstructures de navires de guerre, des tanks, des véhicules blindés, des camions, des canons gisent toujours dans leur rouille. Les trois armées veulent tester le comportement de leurs matériels devant les effets de souffle et de chaleur. Ces objets actinifères sont enfouis sous les sables. Dix-sept essais nucléaires entre 1960 et 1966 sur un espace de sept cent cinquante kilomètres entre Reggane et In Ecker. Des charges dix à vingt fois plus puissantes que la bombe d’Hiroshima. Le colonialisme aux abois laisse derrière lui une terre brûlée. Une bonne partie des accords d’Evian-les-Bains du 18 mars 1962 reste secrète. Aucune information sur les dégâts des essais nucléaires, sur l’expérimentation d’armes biologiques et chimiques qui se poursuivent jusqu’en 1976.
Eternelle apocalypse. Des touaregs contaminés, jamais dédommagés, malgré la loi Hervé Morin du 5 janvier 2010, indemnisant les personnes atteintes de maladies cancéreuses radio-induites au Sahara et en Polynésie. Au troisième essai du 27 décembre 1960, un millier de souris et plusieurs chèvres sont sacrifiés au point zéro de l’explosion. Du sadisme polémologique. Pendant le quatrième essai du 25 avril 1961, une simulation de guerre nucléaire avec des manœuvres de chars pour tester les matériels de protection et les réactions des soldats dans une ambiance fortement radioactive. Le 1er mai 1962, pendant l’essai souterrain codé Béryl, des masses de poussières nucléaires s’échappent dans les airs. Une lave hautement radioactive sort de la montagne. Le colonialisme aux abois laisse derrière lui une terre brûlée. Le post-colonialisme s’emmure dans le déni.
Des territoires riches d’une faune exceptionnelle, des gazelles dorcas, des mouflons à manchettes, des addax, des goundis du Sahara, des guépards, des fennecs, des chats des sables, des fouette-queues, des aigles royaux, des buses féroces, des chouettes. Les militaires, obsédés par la course aux armements, ne voient qu’un désert totalement dépeuplé. Se méconnaissent les cultures préhistoriques du Tassili dont témoignent quinze mille dessins et gravures s’étendant sur six mille ans. Une longue période où cette région florissante grouillait de girafes, d’éléphants, d’hippopotames, de bovidés, de cheveux, de dromadaires. Des silhouettes féminines avec des têtes d’oiseaux évoquent des mythologies complexes. Sur le sire de Jabbaren, Ravin des Géants en langue touareg, des figures surnommées têtes rondes, des personnages extraterrestres avec des têtes sphériques, des colliers étranges, plantées d’yeux perçants, sans bouche, sans nez. Etrange paysage lunaire avec ses formations géologiques multicolores, stratifiées, ses forêts de grès érodé. Certains titans mesurent six mètres. Grimoire à ciel ouvert. Les traces archéologiques, des céramiques, des œuvres lithiques, des habitats, des enclos, des tumuli, témoignent d’une histoire fabuleuse.
Dimanche, 13 mars 2022, la tempête de sable remonte encore une fois jusqu’à Paris. L’air s’imprègne d’une pollution visible, arrogante. Le ciel se teinte d’une inquiétante flamboyance. Explication météorologique, une masse d’air stationnaire au-dessus du Sahara se retrouve entre une zone anticyclonique au niveau du tropique du Cancer et une forte dépression au-dessus de la mer Méditerranée. La masse d’air brûlante est aspirée vers le nord. Phénomène courant au printemps et en automne. Une personne remontant dans sa voiture, couverte de poudre ocre, lance devant moi : « C’est la faute au sirocco ». Mythique sirocco, chergui en langue marocaine, qui souffle à cent à l’heure, emporte parfois des criquets pèlerins, destructeurs de cultures agricoles, macule la neige alpine de couleur orange, augment l’aqua alta dans la lagune de Venise. « Je les sentais venir les bouffées de sirocco, mais toujours intermittentes, saccadées comme la respiration d’un malade accélérée par la fièvre. Le ciel était d’une couleur rousse où ne filtrait plus aucune lueur de bleu. L’horizon cessa bientôt d’être visible et prit la noirceur du plomb. Enfin, le souffle devint continu, comme l’exhalaison directe d’un foyer. Alors, la chaleur sembla venir à la fois de partout, du vent, du ciel, et peut-être encore plus forte des entrailles du sol, qui véritablement s’embrasait sous les pieds de mon cheval » (Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, éditions Michel Levy et frères, 1857, réédition Jacques marie Laffont, 2010). Plus de soixante millions de tonnes de sable, chargés de nutriments, de fer, de calcium, de magnésium, de phosphore, sont soulevés dans l’atmosphère chaque année, contribuant ainsi à fertiliser les forêts et les océans. Les sols de l’Amazonie en profitent. S’y mêlent les particules radioactives semées par l’armée coloniale. Comble du cynisme, le néolibéralisme français fait classer le nucléaire comme énergie verte pendant que la possession de l’arme fatale sert de justification à de nouvelles guerres.
Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Nouveaux livres: « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021).