La France fête le quadri-centenaire de Molière, figure centrale de la culture française et du théâtre mondial. Dans la foulée des nombreuses festivités dans l’Hexagone, malgré un contexte pandémique difficile, l’exposition à l’Espace Richaud de la ville de Versailles « Molière, la fabrique d’une gloire nationale » a été inaugurée en janvier. Le Collimateur a réalisé à ce propos un entretien exclusif avec le commissaire de l’exposition et professeur d’histoire de l’art à l’Université Paris 8, Monsieur Martial Poirson.
Propos recueillis par Baker Saddiki
L’exposition s’articule autour de quatre divisions: Généalogie du grand homme (1622-1705) ; La Fabrique d’une légende (1705-1922) ; Le mythe revisité (1922-2022) ; ainsi que Molière en costumes ; que pouvez-vous nous en dire ?
L’idée était de faire un pas de côté par rapport à la logique patrimoniale de cette année de commémoration nationale, à plus forte raison à Versailles, ville d’art, de mémoire et d’histoire, et dans les salles d’exposition de l’Espace Richaud, ancien hôpital royal dont l’architecture imposante se prêtait aisément à une logique de reconstitution historique. En lieu et place de la célébration des fastes des divertissements de cour et fêtes royales, du spectacle total des comédies-ballets inventées par Lully et Molière pour le Roi Soleil, nous avons souhaité faire redécouvrir un Molière plus populaire, envisagé à travers différents médias, parfois animé par une salubre irrévérence, et surtout un Molière sans frontières, perçu par le regard des nombreux étrangers qui s’en sont saisi et qu’il a inspirés. Un Molière vu d’ailleurs, en somme, qui permet de sortir de la perspective étroitement chauvine d’une excellence autoproclamée de la « langue de Molière » et d’une célébration béate mais un peu dérangeante aujourd’hui du grand « génie universel ».
L’engouement du public et des médias pour cette exposition a été sûrement une très bonne surprise pour vous, comment l’expliqueriez-vous ?
Je pense que dans un pays qui connaît actuellement des fractures sociales et culturelles nombreuses, du fait du séparatisme, du sectarisme, de la précarité et de l’exclusion, la France avait besoin d’un grand moment de communion partagée, de réconciliation symbolique, afin de pouvoir faire peuple ensemble. Molière, par son rire bienveillant qui n’est jamais méprisant, y compris envers ceux qui en font les frais, par cet amour de l’humanité dont son œuvre est la preuve, par sa profonde épaisseur philosophique et par sa conviction humaniste, était prédestiné à un tel engouement. Mais ce succès, lié aux circonstances, à plus forte raison après deux années de pandémie, où les théâtres ont été fermés à plusieurs reprises, où les artistes et les institutions culturelles ont été privés de leurs publics, ou toute vie sociale et toute sociabilité culturelle ont été bannies de notre vie quotidienne, est aussi un défi de taille. Car il va falloir, pendant toute cette année d’hommages, avoir à cœur de célébrer sans commémorer, honorer notre écrivain national sans basculer dans les récupérations partisanes ni les instrumentalisations politiques. Les débats sur la panthéonisation de Molière nés dès 2021 permettent de mesurer le risque d’une telle lecture idéologique de l’Histoire. C’est d’ailleurs peut-être la première fois que la figure de Molière apparaît comme clivante, source de dissensus et de division, alors qu’elle a montré à travers les siècles sa vocation plutôt consensuelle et unitaire. Une évolution qui en dit peut-être assez long sur notre époque.
Votre démarche de déconstruction (voire démystification) d’un mythe qui a servi « malgré lui » les intérêts politiques à diverses époques, selon les lectures qu’on en faisait, n’est ni anodine ni aisée ; pourquoi avoir fait ce choix ?
Je me suis demandé très sincèrement, en acceptant de porter cette exposition à la demande du maire de Versailles, François de Mazières, avec le soutien des équipes du musée et de la ville, ce que pourrait apporter de plus une exposition sur l’artiste de langue française le plus lu, le plus traduit et le plus joué dans le monde. Il existe déjà une biographie de référence et deux éditions complètes des œuvres dans la prestigieuse collection de la Bibliothèque de la Pléiade, aux éditions Gallimard, réalisées à moins de 40 ans d’intervalle, qui font autorité. Pourtant, en dépit de ces travaux scientifiques de haut vol, qui ont permis de faire toute la lumière sur le mystère Molière, il semble que la légende qui s’est constituée de son vivant et n’a cessé de s’amplifier au fil des siècles autour de cet auteur qui n’a laissé aucun manuscrit, aucune correspondance et très peu de documents personnels, soit encore particulièrement active et tenace de nos jours. Comme si les médias et l’opinion publique avaient encore du mal à faire leur deuil de ce grand mythe fondateur qui a fait partie intégrante, pendant plusieurs siècles, du grand récit national. Une curieuse résilience qui est devenue l’objet même de mes investigations pour cette exposition. Il m’a par conséquent semblé fécond, utile, sain, peut-être même nécessaire, de détricoter le mythe et d’en faire le cœur du projet de mon exposition. Il me semble que notre époque post-moderne est bien outillée pour procéder à une telle déconstruction de l’imaginaire culturel, voire de cet inconscient collectif hanté par le spectre de Molière. Au fil des mois de travail intense, il m’est apparu que c’était peut-être en cela que consistait le rendez-vous historique de ce Quadricentenaire. Après un Tricentenaire de naissance célébré, en 1922, en grande pompe, alors que le pays endeuillé sortait d’une guerre mondiale épouvantable, et un Tricentenaire de la mort en 1973 en demi-teinte, sans éclat, dans le sillage de la révolution culturelle de mai 1968, autrement dit de la remise en question d’une culture savante considérée comme bourgeoise à laquelle Molière était associé, compte tenu de sa place à l’école de la république, il apparaît que cette année 2022 est propice à un devoir de mémoire qui ne soit pas exclusif d’un droit d’inventaire.
Votre immersion dans les lectures de Molière par d’autres cultures, de l’Asie à l’Amérique en passant par l’Afrique, vous a certainement réservée des surprises, que pouvez-vous nous en dire ?
J’ai souhaité en effet porter l’enquête à la fois sur les grandes tournées de troupes françaises dans le monde, sur les traductions, adaptations et créations de pièces de Molière par des troupes étrangères et sur les projets de coopération artistique et culturelle entre artistes français et étrangers. Cette perspective d’un Molière envisagé hors de l’Hexagone, et surtout d’un Molière vu d’ailleurs, a été, de très loin, la plus belle découverte des deux années que je viens de passer dans une proximité quotidienne avec le théâtre de Molière et ses grands interprètes à travers les âges. Ce Molière sans frontières s’est révélé d’une richesse inouïe et m’a permis de prendre la mesure de son actualité sans cesse renouvelée, mais aussi des possibilités infinies de réappropriations culturelles, de réinterprétation et de prolongements, car Molière inspire aussi des œuvres nouvelles, qu’il s’agisse de réécritures de ses pièces ou de fictions biographiques sur sa vie. J’ai été fasciné de découvrir à quel point Molière était aimé, même dans les pays anciennement colonisés, où Molière pourrait être identifié à la culture de l’ancien occupant, à la politique d’éducation à marche forcée des instituteurs de la République française, ou encore à l’emprise des expatriés sur les cultures locales. C’est un des rares auteurs français à être resté très présent aussi bien en Asie du Sud est, sur les anciens territoires d’Indochine, qu’en Afrique du Nord, en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale.
Plus largement, Molière est présent aujourd’hui sur les cinq continents, traduit dans de nombreuses langues et monté dans de nombreux contextes culturels, révélant l’infinie plasticité de ce théâtre qui appartient aujourd’hui à la littérature mondiale.
Pour conclure, où en est Molière et surtout son théâtre en 2022, à l’aube de transformations/changements des pratiques du spectacle vivant de par le monde et en France ?
Je pense que la création par la troupe de la Comédie-Française, surnommée la Maison de Molière, qui aujourd’hui le considère comme son Saint Patron, le 15 janvier 2022, d’une version inédite du Tartuffe, sans doute la pièce la plus connue et la plus souvent représentée de Molière, donne le ton de cette saison Molière programmée dans toute la France. Cette version primitive en trois actes, jamais représentée depuis sa création en 1664 au château de Versailles, d’une intensité théâtrale sans égale, et d’une grande force politique, révèle une nouvelle facette de Molière, à la faveur de la mise en scène d’un artiste flamand, Ivo van Hove, qui ne partage pas la dévotion de bon nombre de Français envers leur grand écrivain national.
Autre rendez-vous attendu de cette année, le grand festival de théâtre du Mois Molière, à Versailles en juin 2022, avec une programmation largement ouverte sur l’accueil de troupes étrangères. Enfin, la tournée africaine d’un Médecin malgré lui traduit en wolof et mis en scène par Mamadou Diol, figure du théâtre sénégalais, peut à bon droit être considérée comme la continuation d’un vaste mouvement de réappropriations culturelles de Molière qui n’a pas fini de révéler ses surprises. Ce « dépoussiérage du classique », pour reprendre une expression chère à Antoine Vitez, figure majeure des relectures modernes de Molière, augure de belles réinterprétations de Molière, et peut-être aussi de certaines découvertes. Si tel est le cas, cette année d’hommages appuyés n’aura pas été tout à fait vaine. C’est donc un Molière à parts égales, créé en intelligence avec des artistes étrangers, qui se réinvente désormais, en marge du récit national, des crispations identitaires et de la diplomatie d’influence. Transposable dans tous les contextes, Molière est devenu une référence partagée à travers le monde. Il inspire une relation de complicité, d’émulation et d’adversité avec des sociétés qui s’en emparent sur les cinq continents, revisitant leurs propres identités culturelles, tout en portant un nouvel éclairage sur la nôtre.