Disparitions forcées sous la dictature en Argentine: une plaie ouverte depuis 45 ans

Telles des balafres disséminées à travers les rues et les places de Buenos Aires, de petites plaques rectangulaires placées à même le sol racontent des pages sombres d’une histoire récente qui continuent de tourmenter les Argentins.

Les inscriptions énoncent froidement, sur quatre ou cinq lignes, les noms des disparus et les dates de leur rapt. Elles résument tout le drame des disparitions forcées de milliers d’Argentins et de quelques étrangers sous la dictature militaro-civile qui, en l’espace de sept ans (1976-1983), avait changé à jamais le cours de l’histoire récente du pays et créé un boulet de feu et de sang que trainent encore les familles.

Echantillon 1 (Avenue des États-Unis): Ici, ont été kidnappés 12 militants populaires, détenus et disparus le 08/12/77 par le terrorisme d’Etat.

Echantillon 2 (Avenue Callao) : Ici, fonctionnait le siège du Bataillon d’intelligence 601 de l’armée argentine. Un site emblématique du terrorisme d’Etat.

Derrière chaque plaque commémorative, chaque nom et chaque date, il y a la vie d’un argentin interrompue soudainement par la décision arbitraire d’une junte militaire qui était parvenue à déployer une chape de plomb sur l’ensemble du pays, à l’exception d’une poignée de mères et de grand-mères.

Bravant des militaires impitoyables, ce petit groupe de femmes frêles et sans défense avait instauré, presque instinctivement, une forme de protestation atypique, devant le siège du gouvernement au coeur du centre historique de Buenos Aires. C’était David contre Goliath.

Chaque jeudi, depuis 1977, ces femmes portant un foulard blanc et se mettant en file indienne, tournaient en rond et en silence sur la fameuse place de Mai, en signe de quête d’une information sur leurs enfants ou petits-enfants disparus. Le mouvement de « Las Madres de Plaza de Mayo » venait de naître.

La fameuse « Ronda de los Jueves » (Tournée des jeudis) a survécu à la dictature et à la transition démocratique et continue jusqu’à nos jours.

La dictature avait poussé l’horreur jusqu’à retirer les bébés laissés par les personnes disparues pour les confier à des familles d’accueil. Certains ont été retrouvés par leurs grands-parents, d’autres jamais.

Le cas le plus emblématique dans l’actualité est celui du ministre de l’intérieur, Eduardo « Wado » de Pedro, né le 11 novembre 1976 et dont les parents ont été assassinés quand il avait cinq mois. Bébé, Eduardo avait été confié à une famille d’accueil pendant quelques années avant que sa propre famille ne le récupère.

Selon les statistiques admises par la majorité des institutions impliquées dans la recherche des disparus, plus de 30 mille personnes avaient disparu aux mains de la dictature militaire.

La justice argentine a inculpé plus de 3000 personnes, civiles et militaires, pour leur implication dans ces crimes. Le plus célèbre d’entre eux est l’ancien dictateur Jorge Videla, mort en prison.

Ce sinistre personnage a été le principal instigateur du non moins sinistre « Processus de réorganisation nationale » qui consistait à traquer toutes les personnes qui se mettaient au travers de leur objectif d’instaurer un régime militaire en Argentine, sur les traces du régime voisin de Pinochet au Chili.

La cible principale des militaires était formée des membres de la guérilla urbaine de Montoneros, d’obédience péroniste, et de l’Armée populaire révolutionnaire (ERP), qui prônait le marxisme comme mode de gouvernance.

A l’image des autres pays d’Amérique Latine, l’Argentine était marquée par le contexte de la guerre froide et d’une forte polarisation entre l’Est et l’Ouest.

Toutefois, la défaite dans la guerre des Malouines face au Royaume-Uni en 1982 a scellé le sort des militaires à la tête de l’Etat. Humiliés, ils étaient contraints de remettre le pouvoir aux civils.

Commença alors une longue période de transition avec la mise en place d’une Commission pour la disparition des personnes (CONADEP), qui avait élaboré un premier rapport sur le phénomène des disparitions appelé « Nunca mas » (Plus jamais ça), plus connu sous le nom « Rapport Sabato », du nom du célèbre écrivain argentin Ernesto Sabato.

Même si le rapport Sabato faisait état en septembre 1984 d’un bilan provisoire de 8.960 disparus pendant la dictature, de nombreuses organisations de défense des droits humains, y compris « Las Madres de plaza de Mayo » , adoptent le bilan de 30.000 disparus, devenu un chiffre emblématique pour les Argentins.

Les Archives nationales de la mémoire, un organisme d’État qui collecte des informations sur la dictature militaire, viennent de rendre public un nouveau rapport qui confirme que « le nombre de disparus est de 30.000 ».

Il pointe du doigt « la peur, la mort ou la démission des proches des victimes, l’inaccessibilité à la justice des populations paysannes ou les plus vulnérables, le fonctionnement de plus de 700 centres de détention clandestine et le caractère massif, illégal et clandestin de la répression ».

La polémique autour des statistiques continue d’agiter les débats entre les Argentins, mais elle n’éclipse pas la blessure toujours béante des disparitions forcées. Les plaques commémoratives et les « Mères de la place de Mai », avec leur fameux foulard blanc noué au cou, continueront à rappeler que des personnes n’ont jamais eu de tombe et que des bébés, aujourd’hui quadragénaires ou quinquagénaires, n’ont jamais connus leurs parents biologiques.